Ève
s'écria Adah.
Repoussant les doigts de Lemec'h, retrouvant sa colère, elle se voila le ventre et la poitrine des lambeaux de sa tunique.
— Pourquoi ne me l'as-tu pas annoncé ? reprit mon père Lemec'h.
— Parle-t-on au bois mort entassé contre un mur ? T'es-tu soucié de ce qui nous arrivait durant ces deux lunes, à nous, tes femmes et tes filles, dès que nous posions la semelle au-dehors ?
Lemec'h agrippa son bâton et se redressa avec une vigueur qui nous fit reculer d'un pas.
— Tais-toi, femme ! Ce qu'il se passe dans Hénoch, je le sais mieux que vous.
Son regard aveugle nous parcourut. Il trouva Beyouria en retrait derrière Noadia. Il tendit la main :
— Approche, fille, approche.
Beyouria était la plus jeune d'entre nous, les filles de Lemec'h. Petite, fraîche, gracieuse, tel un animal heureux de vivre, en toute chose elle se montrait timide et comme à peine accoutumée encore à la dureté du soleil et au froid de la nuit. Elle se retint à la tunique de Noadia, refusant d'avancer d'un pas.
Lemec'h le devina. Il adoucit sa voix :
— Approche, ne redoute pas ma main. Ne crains pas les reproches.
Noadia enlaça Beyouria, la poussa vers la main de Lemec'h qui s'agitait :
— Viens, viens !
Il la tira à lui, jeta son bâton pour libérer sa main droite et palper le ventre de sa fille. Elle tremblait à claquer des dents.
— De quoi as-tu peur, ma fille ? De quoi as-tu peur ? demanda notre père.
De quoi Beyouria avait peur, chacune d'entre nous le savait. Les larmes noyaient ses joues.
— Ne pleure pas, s'agaça notre père. Qui est l'homme ?
Les tremblements de Beyouria redoublèrent. Elle balbutia :
— Un de ceux qui vont sous la tente, comme Yaval.
— Son nom ?
— Hadahézer.
— Hadahézer, fils de qui ?
— Je ne sais pas.
— Alors, ce n'est pas un homme d'Hénoch ?
Beyouria secoua la tête. Lemec'h approuva d'un claquement de langue, comme s'il avait vu le mouvement de Beyouria.
— Cet homme, qui le connaît chez nous ? demanda-t-il.
Ce fut Adah qui répondit :
— Yaval le connaît. Ils poussent le bétail ensemble.
— Appelle Yaval.
Depuis longtemps Yaval conduisait un troupeau de petit bétail dans le pays de Nôd. Il se liait d'amitié avec ceux qui y vivaient et couchaient comme lui sous la tente.
— Il n'est pas dans Hénoch. Il a rejoint les tondeurs. C'est le jour de la laine.
— Fais-le venir.
La nuit était noire quand Yaval se présenta devant Lemec'h. Il arriva accompagné de deux aides. Chacun portait une torche. La chaleur des flammes révéla leur présence à Lemec'h.
— Je te veux seul, dit-il à Yaval. Garde une seule torche, ça suffira.
Les aides partis, il annonça aussitôt la nouvelle :
— Le ventre de ta sœur Beyouria est plein. Celui qui lui a ouvert les cuisses s'appelle Hadahézer. Beyouria dit que tu pousses le bétail avec lui.
— Ah oui, fit Yaval.
Il sourit dans l'ombre et s'amusa de la nouvelle comme si elle ne le surprenait en rien. Lemec'h le devina. Il roula ses lèvres dans une grimace de contrariété, eut un mouvement sec des doigts.
— Dis ce que tu sais, ordonna-t-il.
— À la fin de l'été, les pâtres montent sur les pentes de la montagne Zargos, raconta Yaval. L'herbe y reste verte encore longtemps, le bétail y grossit, on y respire mieux. C'est là que j'ai rencontré Hadahézer pour la première fois. Il y a cinq étés. Nous sommes devenus compagnons. Hadahézer n'est pas un berger comme les autres. Il est savant en beaucoup de choses et plaisant à écouter. Il ne craint pas les carnages des fauves ni les démons de la montagne. En vérité, je l'ai vu de mes yeux : son troupeau n'est jamais attaqué, ni le mien quand je le pousse à son côté. Dans la nuit, Hadahézer devise sur ce qui est et adviendra. L'hiver dernier, je l'ai croisé à son retour des plaines de l'ouest. Il possédait du bétail en grand nombre. « Veux-tu trente de mes agneaux ? m'a-t-il proposé. J'en ai plus que je ne peux surveiller tranquillement. Tu es mon ami : je te les donne. » J'ai refusé. Je lui ai dit : « Hadahézer, garde tes bêtes encore dix jours et viens à Hénoch. Tes agneaux y trouveront acquéreur à bon prix. Tu seras le bienvenu et connaîtras ma famille. » Il a accepté. Il est venu et a dressé sa tente près de la mienne.
— À moi, tu ne l'as pas fait connaître, s'irrita Lemec'h.
— Non, admit Yaval. Non. Il n'est pas resté si
Weitere Kostenlose Bücher