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Ève

Ève

Titel: Ève Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marek Halter
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questions !
     
    Une nuit, le désespoir m'emporta avec tant de violence que je ne parvins pas à retenir ma plainte. Je m'écriai dans le noir :
    — Awan ! Awan ! Pourquoi me révéler mon sort puis m'abandonner ?
    Ma lamentation réveilla ma mère. Depuis la mort de Tubal, elle refusait de partager la couche de Lemec'h et passait ses nuits dans la chambre des femmes. Je l'entendis se lever. Ses pas s'approchèrent dans l'obscurité. Elle fut à mon côté. Ses mains cherchèrent mon visage. Ses paumes trouvèrent mes joues mouillées et ses lèvres se posèrent sur mes tempes.
    — Nahamma, ma fille, que t'arrive-t-il ?
    À bout de souffle, je ne pus lui répondre. Devais-je lui confier la prédiction folle d'Awan ?
    — Est-ce la mort de Tubal qui te fait pleurer ? insista ma mère.
    Elle savait combien j'aimais Tubal. Combien je le trouvais beau. Et mon père Lemec'h qui avait détruit son visage d'une pierre !
    — Ma mère, pas de jour ne passe sans que la présence de Tubal me manque. Mais ce qui me tord le ventre la nuit, ce sont les mots de Grande-Mère Awan.
    — Awan ? Qu'a-t-elle dit ?
    Je cédai et lui racontai tout.
    Quand je me tus, j'aurais voulu deviner un sourire, une ironie dans sa voix. Il n'y eut que le silence.
    — Mère ?
    — Je m'en doutais. Depuis longtemps je te regarde et je sens que la paume d'Élohim est sur toi.
    — Non, ce n'est pas possible. Awan a dit cela pour...
    D'une pression sèche de ses doigts ma mère Tsilah me ferma la bouche.
    — Ne dis pas de sottises. Grande-Mère Awan ne prononce jamais une parole qui ne soit celle de la vérité.
    — Ma mère ! Que vais-je devenir si vous tous... Awan se trompe.
    Je balbutiais. Rien de tout cela ne pouvait être vrai. C'était inconcevable. Élohim n'allait pas détruire ce qu'Il avait créé. Était-Il à ce point cruel ?
    La faute de notre aïeul Caïn était-elle si grande ?
    Et celle de mon père Lemec'h ?
    Je sanglotais, parcourue de frissons de plus en plus violents. Ma mère m'embrassa pour me calmer. Mais elle aussi tremblait. Pas plus que moi elle ne comprenait où nous conduisait la vérité d'Élohim.
    Oh, si au moins Awan revenait nous guider !
     

5
    Mais elle ne revint pas. Dans Hénoch la vie mauvaise empira. Les reproches et les menaces pleuvaient sur nous, ceux de la maison de Lemec'h. Ma mère devait subir des insultes chaque fois qu'elle allait chercher de l'eau au puits. De même Adah, Noadia et Beyouria. Bientôt la peur et la fureur ne se satisfirent plus de mots. Des mains se levèrent. Elles tenaient des pierres. Des femmes se mirent à hurler sur notre passage :
    — Pourquoi attendre que la colère d'Élohim tombe sur nous tous ? Châtions la maison de Lemec'h. Élohim nous en sera reconnaissant.
    Assis, immobile dans l'ombre de sa cour, Lemec'h se taisait. Depuis que ma mère Tsilah l'avait chassé de la tombe de Tubal, nous avions à peine entendu sa voix. On ne savait, du chagrin ou de la honte, ce qui fermait sa bouche. Le blanc de ses yeux paraissait si vide que nous n'osions pas le regarder.
    Un crépuscule, revenant les mains vides des champs de millet, Adah entra dans notre cour, la tunique déchirée et la poitrine griffée. Toute la maisonnée se précipita vers elle. Elle nous repoussa, alla droit devant notre père. La voix brisée par l'humiliation, elle s'écria :
    — Lemec'h, assez ! Nous n'en pouvons plus. On nous insulte, on nous crache dessus. Aujourd'hui, ce sont les poings et les ongles. Demain, ce seront les bâtons et les pierres. Toi, tu restes là comme un bois mort. Tu ne parles pas. Sais-tu seulement que ta fille Beyouria a le ventre plein depuis deux lunes ? Veux-tu qu'elle perde son fruit sous les coups des femmes d'Hénoch qui te condamnent ? Ne compte plus sur nous. Tes filles n'iront pas chercher l'eau, et moi non plus. S'il nous faut mourir de soif, eh bien, nous mourrons de soif !
    Ces mots d'Adah parurent tirer Lemec'h d'un songe épais. Sa bouche frémit, son front se creusa. Puis il tressaillit, si fortement qu'on le crut pris d'une crise de haut mal. Adah, toute furieuse et malheureuse qu'elle fût, regrettait déjà la dureté de ses paroles. Elle eut un mouvement vers lui. Mon père Lemec'h saisit ce qui restait de sa tunique, manquant de la dénuder.
    — Beyouria a le ventre plein ?
    — Je viens de te le dire !
    — Et depuis quand ?
    — Deux lunes. Ôte tes mains de mon linge, tu me mets nue devant tous !

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