Ève
guettant une réponse. Avec lui, nous toutes, femmes d'Hénoch, levâmes le visage vers le ciel. Le cœur tambourinant si fort dans la poitrine que nous en étions oppressées.
Le silence du ciel nous accabla. Chacune de nous chercha à tâtons la main de sa voisine. Pour nous y agripper, tant il nous semblait que nous pouvions tomber. Tomber de toute la hauteur du ciel vide d'où ne provenait aucune réponse aux cris de Lemec'h.
La voix basse, rauque, il reprit :
— Le reproche de la Grande-Mère Awan, je l'ai entendu. Le reproche de Tsilah, je l'ai entendu. Deux lunes, je suis resté enfermé, sans un geste, sans un mot. Le grand vacarme de vos peurs et de vos colères, je l'ai entendu. Il a pétri l'air d'Hénoch. Et vous qui êtes là devant le puits, vous qui allez et venez en baissant la tête dans les ruelles d'Hénoch, vous qui grondez dans les champs d'Hénoch, vos cris et vos insultes envers mes femmes, je les ai entendus. J'ai allumé l'holocauste sur l'autel d'Élohim. J'y ai brûlé la graisse des agneaux premiers-nés. Je me suis agenouillé devant Celui qui châtie. J'ai dit : « Ô Élohim, que la faute de Caïn redescende sur moi s'il le faut ! Que Ton châtiment me frappe, moi, Lemec'h, cinquième de Tes générations issues de Caïn. Je suis prêt. Je suis Ton serviteur. Prends ce que Tu dois prendre. Libère les innocents d'Hénoch. La malédiction naît dans les fruits de Caïn, notre premier Ancêtre. Les autres sont innocents. » Je l'ai dit. Je l'ai dit et je suis resté à genoux devant l'autel. Je n'ai fui sous aucun abri. La fumée de l'holocauste a gonflé mes yeux morts. Dans ma bouche : poison pour le mensonge, parfum pour la vérité. Élohim ne m'a pas foudroyé. Il n'a pas fait retentir Sa colère.
De nouveau Lemec'h se tut. Peut-être voulait-il ressentir l'humeur des femmes dans le silence. Le doute tordait les sourcils des plus âgées. Elles avaient peur. Les mots de la Grande-Mère Awan s'étaient enfoncés loin en elles. Mais le regard des plus jeunes commençait à briller d'espoir. Elles avaient soif de vie. Les prédictions de malheur pesaient trop lourdement sur elles.
Mon père Lemec'h le savait. Il glissa son bâton dans sa main gauche et leva sa paume droite :
— Beyouria, ma fille, approche.
Beyouria obéit. Elle ne montra pas de timidité. Elle souriait. Elle posa sa main dans celle de Lemec'h. Une main petite, fragile dans la grande paume qui tenait l'arc et la pique depuis si longtemps. La voix calme, Lemec'h annonça :
— Notre Grande-Mère Awan s'est moquée : « Lemec'h ne sait pas compter ! Élohim n'a pu choisir sa main pour accomplir Son châtiment. Les six générations de Caïn ne sont pas encore accomplies... » Awan se trompe. La septième génération de Caïn, la voici. Elle est ici, dans le ventre de ma fille Beyouria.
Soudain, la bouche de Lemec'h s'ouvrit sur un grand rire. Son regard blanc comme le lait glissa sur les unes et les autres, aussi brûlant que la braise. Le rire de notre père était si rare que les femmes le dévisagèrent avec stupeur. Ce fut comme si l'air d'Hénoch s'était raréfié. Chacun retint sa respiration. Serrant Beyouria contre lui et brandissant son bâton, Lemec'h hurla encore :
— Voici qu'elle vient, la septième génération de Caïn ! Ici, dans le ventre de Beyouria, fille d'Adah et de Lemec'h !
Alors les cris jaillirent. Autour du puits, la sidération se mua en joie. La voix de Lemec'h attisa encore l'excitation, soufflant les mots sur les têtes comme une fumée d'allégresse :
— Je vous le dis : à Caïn le meurtrier par volonté, sept générations de répit ont été accordées avant que ne tombe le châtiment. À Lemec'h qui a apporté la mort par accident, soixante-dix-sept générations seront accordées. Je vous le dis : Ô femmes d'Hénoch, ne craignez rien ! Ne pleurez plus. Dansez et ouvrez vos cuisses pour engendrer la vie de demain. Élohim bénira les générations issues de vos ventres. Elles seront Sa gloire. La faute de Caïn sera effacée. Hénoch sortira du châtiment !
7
Tel était le pouvoir de la parole de Lemec'h : les bouches qui gémissaient et insultaient la veille choyèrent et baisèrent Beyouria. Les mains qui levaient les pierres et les bâtons se montrèrent impatientes de caresser. Tournant comme les vents d'orage, les reproches et les menaces devinrent sourires et promesses. La vie d'avant reprit. On eût dit qu'en un
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