Fleurs de Paris
Elle ne voit rien… rien… pas même
ces fleurs, ces arbustes qui ornent à profusion le grand portail du
vieil hôtel d’Anguerrand où se prépare quelque fête.
Elle n’entend rien… pas même les cloches de
Saint-François-Xavier qui carillonnent à toute volée, joyeusement…
Elle marche sans rien voir… rien… pas même, devant l’église où le
corbillard s’arrête, ce coupé fleuri, ces magnifiques landaus et
ces somptueuses limousines alignés…
Et c’est aux accents d’une marche triomphale
que le cercueil fait son entrée… Honteusement, on le porte le long
des bas-côtés…
Et là… là ! au maître-autel, à cette
minute d’angoisse, Lise, tout à coup, comme dans un rêve… –
oh ! ce ne peut être qu’un rêve de délire… une vision de
folie… – cette mariée éclatante de luxe et de beauté… ce marié… qui
échangent des anneaux !…
Lise demeure pétrifiée…
Son regard de folie s’emplit maintenant de la
vision entière : l’église pleine de toilettes luxueuses, les
cierges, les prêtres, et, tandis que les orgues chantent une gloire
d’amour et de joie… là ! oh ! là… le marié qui passe
l’alliance au doigt de la mariée…
Et vers ce marié, Lise, dans un geste dément,
étend sa main tremblante…
Et vers lui elle s’avance, trébuchante, les
yeux fous, la figure blanche… Et d’une voix indistincte, une voix
de terreur et de doute, de désespoir et d’horreur, elle
bégaye :
– Georges !… Mon mari !…
Georges Meyranes !
Son mari !… C’est son mari qui se
marie !… Comme il y a huit mois !… Là !… À cette
même place !… Il n’y a que la mariée de changée !…
Le vertige s’empare de Lise.
Un faible gémissement que nul n’entend, un
pauvre cri d’oiseau frêle qui s’abat… C’est Lise qui s’écroule sur
ses genoux… Ses yeux se ferment… elle perd le sens des choses… elle
se renverse, agonisante, sur les dalles, avec un murmure très doux
qui est de la douleur poignante et encore de l’amour :
– Ô mon Georges… mon mari bien-aimé…
mon mari !
…
*
* * * *
Près d’elle, un homme…
Grand, fort, de large envergure, les tempes
grises, pâle d’une pâleur de spectre, cet homme a assisté à la
cérémonie.
Il vient d’entendre les derniers mots de
Lise ; il a eu un violent tressaillement… et il se penche…
Il saisit les mains de Lise, les serre
convulsivement…
D’une voix rauque, il gronde :
– Votre mari ! Vous dites que cet
homme est votre mari ?…
Lise, un instant, rouvre les yeux, et, avec un
sourire ineffable, elle répète :
– Mon mari !… Mon bien-aimé
mari !…
Et elle s’évanouit tout à fait.
Alors, l’inconnu l’enlève dans ses bras
puissants, et, tandis que les orgues mugissent et que la foule
défile vers la signature des registres, il emporte hors de l’église
la petite Lise et son rêve brisé…
*
* * * *
La cérémonie est terminée… le mariage est
consommé, de M. le baron Gérard d’Anguerrand et d’Adeline de
Damart…
Ils sortent de la sacristie, beaux tous deux
d’une insolente et splendide beauté ; ils ont des regards de
défi à la destinée qu’ils bravent ; lui, le front plus
audacieux, elle, les yeux plus mortellement languides, et le
cortège nuptial se reforme, et c’est la rentrée du millionnaire
Gérard dans la grande vie parisienne…
Et comme ils vont atteindre le portail, un
frémissement de malaise, tout à coup, secoue la foule derrière
Gérard qui tressaille, derrière Adeline qui pâlit…
On chuchote, on murmure, on proteste, on
s’écarte…
Quoi ? Comment ? Par quelle
incorrection ou quelle inconcevable erreur des employés ? On
ne sait… mais le fait est là ! Derrière les deux époux
resplendissants, oui, là, mêlés à la foule élégante, des hommes
noirs aux livrées graisseuses, effarés, honteux, s’excusant,
haletants et suants, cherchent à gagner la sortie…
Et ces hommes portent un cercueil !…
Le cercueil de maman Madeleine qui s’en va
seule, toute seule, vers Bagneux ou quelque autre de ces immenses
cités ouvrières de la mort…
Les deux cortèges se sont mêlés… les deux
cortèges sortent ensemble.
Et la
Marche triomphale
de
Mendelssohn accompagne les deux départs : maman Madeleine… la
victime !… qui s’en va vers le néant ; Gérard et Adeline
qui font leur entrée dans la vie de luxe et de jouissances
glorieuses !…
Chapitre 6 LOIN
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