Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
tâches accomplies, ils sortirent les uns derrière les autres en silence, tous sauf une vieille femme, qui devait se sentir suffisamment proche du Paradis pour n’avoir plus rien à perdre. Avant de détaler, elle cracha :
— Strega !
Sorcière.
Un frisson me parcourut, mais je m’appliquai à ne rien montrer. Jamais pareil terme n’aurait été employé pour désigner mon père, ou l’Espagnol, ou tout homme possédant le savoir-faire redoutable mais respecté de l’empoisonneur professionnel. Mais à présent il me désignerait, pour toujours, et je ne pouvais rien y faire.
On brûle les sorcières, comme vous le savez sûrement. Le terrible autodafé ne se limite pas à l’Espagne, où il trouve son origine. Il s’est propagé aux Pays-Bas, à la péninsule italienne, à toute l’Europe. On jette avant tout aux flammes ceux condamnés pour hérésie, mais il est si facile d’accuser un homme ou une femme (quasiment toujours une femme), parfois même un enfant, du péché plus grave encore qui est de marchander avec Satan. Tout individu un peu trop familier des secrets des anciens guérisseurs, de ceux des plantes, ou simplement trop différent des autres, pourrait fort bien finir sur l’un de ces bûchers qui carbonisent la peau, brûlent la graisse, fendent les os et réduisent en cendres tout espoir et tout rêve.
Je décidai de déballer mes affaires des coffres pour me changer les idées lorsque soudain je fis volte-face, une main pressée sur la bouche. Tombant à genoux, j’extirpai le pot à pisse de sous le lit et eus juste le temps de me pencher au-dessus avant de vomir le contenu de mon estomac, un flot amer de bile qui faillit bien m’étouffer.
Disgustoso !
N’allez pas en conclure que je sois sujette à une telle faiblesse mais en cet instant les événements de la journée, le risque désespéré que j’avais été forcée de prendre et la terreur du péché mortel qui y était associé, tout me submergea. Je m’allongeai où j’étais et ne bougeai plus. L’épuisement m’emporta, tel un courant fort m’éloignant prestement du rivage.
Le cauchemar commença quasiment tout de suite. Le même rêve qui ma vie durant m’a tourmentée. Je me trouve dans un tout petit espace, derrière un mur. Un minuscule trou me permet de voir l’intérieur d’une pièce remplie d’ombres, dont certaines se déplacent. L’obscurité est déchirée par un éclair de lumière à intervalles réguliers. Du sang s’en écoule, un immense flot de sang qui vient clapoter contre les murs de la pièce et menace de m’emporter. Je finis par me réveiller en sursaut au son de mes propres cris, que j’ai depuis longtemps appris à étouffer dans l’oreiller.
Je me remis debout aussi prestement que possible. Je tremblais de tous mes membres, et sentais un flot de larmes brûlantes coulant sur mes joues. Quelqu’un m’avait-il vue dans cet état ? Quelqu’un était-il là présentement, tapi dans l’ombre ? L’Espagnol avait succombé non loin de là où je me trouvais. Son esprit s’était-il attardé après lui ? Ou bien le fantôme de mon père, incapable de reposer en paix tant que je n’aurais pas assouvi ma vengeance ?
Le cœur battant j’allumai la bougie près du lit, mais son faible halo de lumière ne parvint guère à me réconforter. Derrière les hautes fenêtres la lune brillait dans le ciel, baignant d’une lueur argentée le jardin et bien au-delà. Rome dormait, si tant est qu’elle ne le fît jamais. Dans les ruelles et venelles étroites les rats étaient à l’œuvre, qui rongeant un bout de bois, qui festoyant dans un tas de déchets, le tout dans l’ombre de la curie. Je levai les yeux à mi-distance, et me figurai voir dans la lumière argentée d’immenses tentacules se tordant et s’étendant en toute direction, s’emparant du pouvoir et de la gloire dans toute la chrétienté. Cette vision n’était rien de plus qu’une affabulation née d’un esprit à bout de nerfs, et pourtant elle était bien réelle. Aussi réelle que les rumeurs selon lesquelles celui qui régnait sur tout cela, le Vicaire de Jésus-Christ sur Terre, Il Papa Innocent viii , était en train de mourir.
De mort naturelle ?
Ne me dites pas que je vous choque. Nous vivons à l’ère du poison, sous toutes ses formes. Toutes les grandes maisons emploient quelqu’un comme moi pour se protéger, ou bien punir un ennemi pour l’exemple, si nécessaire. La vie est ainsi
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