Francesca, Empoisonneuse à la cour des Borgia
litière, une charrette ou un chariot, créant une cacophonie de bruits et un océan de mouvements à même de vous donner le vertige. Prêtres, négociants, paysans, soldats ou voyageurs aux yeux écarquillés, tous jouaient des coudes pour avancer dans les rues et ruelles. On raconte que toutes les langues de la terre peuvent être entendues ici, ce que je crois aisément. La cicatrisation, quelques décennies plus tôt, du Grand Schisme qui avait déchiré l’Église avait ramené Rome au centre de la chrétienté. Ce qui avait jusqu’alors été une petite ville médiévale miteuse, aux ruines hantées et à la population largement réduite, paraissait bel et bien se transformer du jour au lendemain en la plus grande ville d’Europe.
Et rien n’illustrait mieux la renaissance de Rome que les somptueux palaces en train d’être bâtis par les grandes familles. Si l’imposant palazzo d’Il Cardinale, érigé de façon plutôt appropriée sur le site de l’ancien hôtel de la Monnaie romain, avait été l’un des premiers, le vaste et luxueux palazzo Orsini semblait vouloir lui faire concurrence. Car il serait en fait plus juste de parler de palazzi Orsini, tant il y avait de bâtiments construits autour d’une immense cour intérieure, chaque palais appartenant à une branche différente du clan – d’aucuns diraient « rivale ». Ma destination finale était l’aile qui donnait sur une rue étroite près du Tibre.
J’eus à peine le temps de franchir l’entrée (dont le marbre conservait délicieusement la fraîcheur) et de m’annoncer qu’une toute jeune fille, au fin visage encadré par un tourbillon de boucles blondes, fondit sur moi. Cette créature exquise, qui sentait la violette avec une touche de vanille, se jeta dans mes bras et m’étreignit farouchement.
— Je m’inquiétais tellement ! Pourquoi n’es-tu pas venue plus tôt ? J’ai pleuré pour toi… pour ton père bien-aimé… pour vous deux ! Pourquoi n’étais-tu pas ici ?
Quelle raison donner à la fille unique et chérie d’Il Cardinale pour justifier qu’elle ait été tant négligée ? Comment lui demander pardon ?
— Je suis vraiment désolée, dis-je en étreignant la jeune fille de douze ans. Je n’étais pas de très bonne compagnie, mais je savais, vraiment, que j’étais dans vos pensées et vos prières. Du fond de mon cœur, je vous remercie.
Ainsi apaisée, Lucrèce sourit, mais sa joie s’évanouit en m’examinant. Je la connaissais quasiment depuis le début de sa toute jeune vie. Nous avions en commun ce lien qui unit les filles aimées de pères puissants et craints. Dans l’isolement qu’imposait une telle existence, nous nous étions rapprochées, et la solidarité féminine qui était née entre nous nous apportait un certain réconfort – sans pour autant combler le fossé social qui nous séparait.
— Tu es trop pâle, déclara Lucrèce.
Bien que de sept ans ma cadette, elle n’hésitait pas à faire usage de l’autorité que sa condition supérieure lui conférait.
— Et tu as perdu du poids, tu es trop maigre maintenant. Et tes cheveux, pourquoi dois-tu toujours les tresser ainsi ? Ils sont beaux pourtant, cette nuance auburn est si jolie, tu devrais les lâcher pour que tout le monde puisse les admirer.
Je fis un pas en arrière et lui souris.
— Mes cheveux ne sont pas beaux, et je ne cherche pas d’admirateurs. D’autre part, c’est plus pratique pour moi de les attacher.
La bonne humeur de Lucrèce s’évanouit, tout comme son bref intérêt pour mes problèmes. Elle soupira en faisant une moue qui lui allait à ravir.
— Peut-être devrais-je t’envier. As-tu entendu la nouvelle ?
— Quelle nouvelle ? demandai-je alors que j’étais déjà au courant. Même le deuil de mon père avait échoué à me protéger des cancans de la maison. Nous nous prîmes par le bras et partîmes en direction de l’aile réservée aux Borgia.
— Mes fiançailles, rompues pour la seconde fois ! Encore un futur mari aux oubliettes ! Mais à quoi songe mon père ? Il a promis ma main à deux hommes, tous deux de bons seigneurs, des Espagnols comme nous, et le voilà qui change encore d’avis. C’est certain, je vais mourir vieille fille !
— Vous aurez de magnifiques noces et votre époux vous chérira pour toujours.
— Tu es sincère ?
L’étais-je réellement ? Il n’était pas permis de douter qu’Il Cardinale arrangerait le mariage le plus splendide
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