George Sand et ses amis
synthétiques : «Je définis la métaphysique l'idée de Dieu, et la poésie, le sentiment de Dieu.» Ou encore : «Vous autres artistes, vous êtes des colombes, et nous, logiciens, des bêtes de somme.» Parfois, mais rarement, il y a un trait d'ironie : «A quoi sert la critique ? A tracer des épitaphes.» Et ce passage, assez amer, semble viser Victor Cousin, chef de l'éclectisme, irréductible adversaire de Pierre Leroux : «Au nom de la philosophie, tel ambitieux occupe les premières charges de l'Etat, tandis que, martyr de son génie, tel artiste vit dans la misère, entre le désespoir et la vulgarité.»
De ci, de là, le dialogue s'émaille de morceaux d'éloquence, de maximes d'un style noble, un peu tendu. Hélène s'écrie, en soutenant la lyre d'une main, en levant l'autre vers le ciel : «La vie est courte, mais elle est pleine ! L'homme n'a qu'un jour, mais ce jour est l'aurore de l'éternité !» Et la lyre résonne magnifiquement, et Hanz s'écrie à son tour, comme l'antistrophe succédant à la strophe : «Oui, l'âme est immortelle, et, après cette vie, l'infini s'ouvrira devant nous.» Puis, résonne à notre oreille, tandis que nous gravissons les pentes du Parnasse, du Pinde ou de l'Hélicon, le Choeur des esprits célestes : «Chaque grain de poussière d'or qui se balance dans le rayon solaire chante la gloire et la beauté de l'Eternel ; chaque goutte de rosée qui brille sur chaque brin d'herbe chante la gloire et la beauté de l'Eternel ; chaque flot du rivage, chaque rocher, chaque brin de mousse, chaque insecte chante la gloire et la beauté de l'Eternel !
Et le soleil de la terre, et la lune pâle, et les vastes planètes, et tous les soleils de l'infini avec les mondes innombrables qu'ils éclairent, et les splendeurs de l'éther étincelant, et les abîmes incommensurables de l'empyrée, entendent la voix du grain de sable qui roule sur la pente de la montagne, la voix que l'insecte produit en dépliant son aile diaprée, la voix de la fleur qui sèche et éclate en laissant tomber sa graine, la voix de la mousse qui fleurit, la voix de la feuille qui se dilate en buvant la goutte de rosée ; et l'Eternel entend toutes les voix de la lyre universelle.»
Pourquoi maître Albertus brise-t-il successivement les deux cordes d'or, les deux cordes d'argent, qui représentent, celles-là la foi et l'infini, celles-ci l'espérance et la beauté ? Ce n'est pas pour complaire à Méphistophélès, qu'il traite avec une rudesse antisémite : «Votre maladie, dites-vous, était mortelle, mais les juifs ont la vie si dure !... Quand un juif se plaint, c'est signe qu'il est content.» Albertus, quoique ce drame ne soit ni localisé ni daté, est un idéaliste que le machinisme moderne doit déconcerter. Mais l'Esprit de la lyre lui annonce-comme la Sibylle à Enée les glorieux destins réservés aux chemins de fer. Cette prophétie ne sera point sans intérêt, formulée qu'elle est en 1839 : «Sur ces chemins étroits, rayés de fer, qui tantôt s'élèvent sur les collines et tantôt s'enfoncent et se perdent dans le sein des la terre, vois rouler, avec la rapidité de la foudre, ces lourds chariots enchaînés à la file, qui portent des populations entières d'une frontière à l'autre dans l'espace d'un jour, et qui n'ont pour moteur qu'une colonne de noire fumée ! Ne dirait-on pas du char de Vulcain roulé par la main formidable des invisibles cyclopes ?» On pourrait ajouter que la description de George Sand ressemble au développement d'une matière de vers latins ou à une paraphrase en prose de l'abbé Delille.
Après les cordes d'acier brisées, qui étaient les cordes humaines, il ne reste plus que la seule corde d'airain, la corde d'amour. Et l'Esprit de la lyre murmure à Hélène, mystiquement éprise d'Albertus : «O Hélène, aime-moi comme je t'aime ! L'amour est puissant, l'amour est immense, l'amour est tout ; c'est l'amour qui est dieu ; car l'amour est la seule chose qui puisse être infinie dans le coeur de l'homme.» En un paroxysme d'extase, la jeune fille saisit la lyre, touche avec impétuosité la corde d'airain et la brise. Elle tombe morte, Albertus évanoui. Quand il se réveille, il dit à ses disciples ces simples paroles : «Mes enfants, l'orage a éclaté, mais le temps est serein ; mes pleurs ont coulé, mais mon front est calme ; la lyre est brisée, mais l'harmonie a passé dans mon âme. Allons travailler !» Et ce
Weitere Kostenlose Bücher