George Sand et ses amis
glissa pourtant quelques déboires à travers tant de cajoleries féminines. Franz Liszt ne put épouser la jeune fille qu'il aimait, une de ses élèves, mademoiselle Caroline de Saint-Criq. Cette déception, le tour naturel de son esprit idéaliste et humanitaire, le milieu ambiant, saturé d'effluves socialistes, l'amenèrent à professer des doctrines démocratiques qui s'harmonisaient avec les revendications de George Sand. Pour compléter une instruction demeurée fort incomplète en dehors de la musique, le pianiste hongrois s'adressait à tout venant, il cherchait, de ci, de là, cette lumière de l'âme que, plus tard, il pensera trouver dans le catholicisme. A l'avocat Crémieux, futur garde des sceaux et dès lors intime ami, voire même secrétaire de la tragédienne Rachel, il demandait un jour, à brûle-pourpoint : «Monsieur Crémieux, apprenez-moi toute la littérature française.»
Après une période saint-simonienne, analogue à celle que traversa Sainte-Beuve et qu'effleura George Sand, il vécut dans l'intimité de Lamennais dont il accepta avec enthousiasme la philosophie chrétienne, la foi élargie et le dogmatisme épuré. La religion du Christ devenait la religion d'une humanité supérieure, la communion des âmes en des croyances compréhensives et symboliques. Ce fut une des haltes de la pensée mobile de George Sand, qui aimait à fuir vers de nouveaux horizons. Franz Liszt lui servit d'intermédiaire auprès de Lamennais, dont l'âme foncièrement aimante, mais inquiète, revêtait des apparences de sauvagerie. Chez lui, l'humanitaire côtoyait le misanthrope. Le musicien servit de trait d'union entre l'apôtre et la néophyte.
Alfred de Musset ne risquait plus de projeter sur cette relation tout amicale l'ombre de sa jalousie. George Sand conçut pour Lamennais de la vénération, pour Franz Liszt, partant pour madame d'Agoult, une sympathie qui s'épancha, de part et d'autre, en une correspondance chaleureuse.
On a publié bon nombre de lettres adressées par George Sand, non seulement à Liszt, mais encore à son amie. Or madame d'Agoult, abandonnant mari et enfant dans un de ces coups de tête familiers à une nature qui se plaisait au tapage et à la publicité, s'était réfugiée à Genève. Liszt l'y avait rejointe. C'était la, au vrai, le thème de l'un de ces romans où George Sand plaidait les droits de l'amour libre contre les entraves conjugales. Tout aussitôt, entre les deux femmes également sollicitées par la littérature, par la vie indépendante et par un besoin d'émancipation sociale, se noua ce que M. Rocheblave a dénommé «une Amitié romanesque. [Revue de Paris, du 15 décembre 1894.]» George Sand, aussi spontanée t simple que la comtesse d'Agoult était calculée et hautaine, livra son coeur et sa pensée avec sa prodigalité coutumière. De Nohant elle envoya à Genève des lettres charmantes. Dans celle du 1er novembre 1835, elle donne d'elle-même une définition précieuse à retenir : «Imaginez-vous, ma chère amie, que mon plus grand supplice, c'est la timidité. Vous ne vous en douteriez guère, n'est-ce pas ? Tout le monde me croit l'esprit et le caractère fort audacieux. On se trompe. J'ai l'esprit indifférent et le caractère quinteux.»
Elle explique que l'espèce humaine est son ennemie, qu'elle a eu, comme Alceste, des haines vigoureuses. Mais elles se sont calmées. Toute furie a disparu. Cependant, dit-elle, «il y a un froid de mort pour tout ce que je ne connais pas. J'ai bien peur que ce ne soit là ce qu'on appelle l'égoïsme de la vieillesse.» Elle se calomnie, car elle aime ses amis avec tendresse, avec engouement, avec aveuglement, et elle aspire à se guérir de ses moments de raideur. Pour cette cure morale, elle compte sur l'assistance bienveillante de madame d'Agoult et se remet entre ses mains. «Si nous nous lions davantage, comme je le veux, il faudra que vous preniez de l'empire sur moi ; autrement, je serai toujours désagréable. Si vous me traitez comme un enfant, je deviendrai bonne, parce que je serai à l'aise, parce que je ne craindrai pas de tirer à conséquence, parce que je pourrai dire tout ce qu'il y a de plus bête, de plus fou, de plus déplacé, sans avoir honte. Je saurai que vous m'avez acceptée... Il faut vous arranger bien vite pour que je vous aime. Ce sera bien facile. D'abord, j'aime Franz. Il m'a dit de vous aimer. Il m'a répondu de vous comme de lui.» Puis voici, ce qui est assez
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