George Sand et ses amis
ses lèvres sont les vers d'une chanson de terroir :
En traversant les nuages,
J'entends chanter ma mort.
Sur le bord du rivage
On me regrette encore.
Dans l'avant-propos de François le Champi, George Sand imagine un dialogue, à nuit close, avec un ami qui censure la forme mixte dont elle s'est servie pour instituer un genre où la littérature se mêle à la paysannerie. L'homme des champs, à ce prix, ne parle ni son véritable langage-il serait besoin d'une traduction pour l'entendre-ni la langue de la société polie-ce serait aussi invraisemblable que l'Astrée. George Sand s'est arrêtée à un procédé intermédiaire, conventionnel et aimable, qui est une manière de transposition ou d'adaptation artistique.
Et l'ami anonyme répond : «Tu peins une fille des champs, tu l'appelles Jeanne, et tu mets dans sa bouche des paroles qu'à la rigueur elle peut dire. Mais toi, romancier, qui veux faire partager à tes lecteurs l'attrait que tu éprouves à peindre ce type, tu la compares à une druidesse, à Jeanne d'Arc, que sais-je ? Ton sentiment et ton langage font avec les siens un effet disparate comme la rencontre de tons criards dans un tableau ; et ce n'est pas ainsi que je peux entrer tout à fait dans la nature, même en l'idéalisant.» Il veut qu'elle raconte une de ces histoires qu'on a entendues à la veillée, comme si elle avait un Parisien à sa droite, un paysan à sa gauche, et qu'il fallût parler clairement pour le premier, naïvement pour le second. C'est sur ce patron qu'elle a excellemment tracé l'aventure de François le Champi, l'enfant trouvé, le bâtard, abandonné dans les champs, qui, recueilli par Madeleine Blanchet, s'éprend pour sa mère adoptive d'une mystérieuse et grandissante tendresse.
Ce sentiment équivoque, où l'affection filiale se mue en inclination amoureuse, était délicat à analyser. George Sand s'y complaît et devait y réussir. Elle connaissait les déviations troublantes des sollicitudes et des caresses qui se croient ou se disent maternelles. Dans Madeleine, veuve de Cadet Blanchet, elle a mis quelque chose d'elle-même, un peu de cette passion ambiguë qu'elle éprouva pour Alfred de Musset et Chopin. Avec le prestige d'un cadre de nature, l'élément de vague inceste se dissipe, et s'évanouit. Nous connivons au secret désir de deux êtres, trop inégaux d'âge, mais appariés par le coeur, qui se recherchent et s'adorent sans oser murmurer l'aveu.
En regard, le roman comporte le personnage inhérent et indispensable à tout bon mélodrame, celui du traître. Ici, c'est une traîtresse, la Sévère, faraude commère, qui a déjà dominé, ruiné fou Blanchet, et qui maintenant porte sa convoitise sur les dix-sept ans du Champi. C'est la sirène, la Circé de village, dont le chanvreur à la verve conteuse esquisse ainsi le portrait : «Cette femme-là s'appelait Sévère, et son nom n'était pas bien ajusté sur elle, car elle n'avait rien de pareil dans son idée. Elle en savait long pour endormir les gens dont elle voulait voir reluire les écus au soleil. On ne peut pas dire qu'elle fût méchante, car elle était d'humeur réjouissante et sans souci, mais elle rapportait tout à elle, et ne se mettait guère en peine du dommage des autres, pourvu qu'elle fût brave et fêtée. Elle avait été à la mode dans le pays, et, disait-on, elle avait trouvé trop de gens à son goût. Elle était encore très belle femme et très avenante, vive quoique corpulente, et fraîche comme une guigne.» Comment en vint-elle à s'amouracher du Champi ? D'abord, ce fut un jeu, un badinage : «Si elle le rencontrait dans son grenier ou dans sa cour, elle lui disait quelque fadaise pour se moquer de lui, mais sans mauvais vouloir, et pour l'amusement de le voir rougir ; car il rougissait comme une fille quand cette femme lui parlait, et il se sentait mal à son aise.» Puis elle le considéra avec plus d'attention et de contentement ; elle le trouva diablement beau garçon. Or il l'était. «Il ne ressemblait pas aux autres enfants de campagne, qui sont trapus et comme tassés à cet âge-là, et qui ne font mine de se dénouer et de devenir quelque chose que deux ou trois ans plus tard. Lui, il était déjà grand, bien bâti ; il avait la peau blanche, même en temps de moisson, et des cheveux tout frisés qui étaient comme brunets à la racine et finissaient en couleur d'or.»
François le Champi paraissait en feuilleton dans le
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