George Sand
femmes que le roman s'est introduit, imposé comme l'aliment principal de leur intelligence. On peut dire que, pour beaucoup, il est devenu la littérature unique.
C'est ici que se place naturellement un voeu, une espérance, si l'on aime mieux, en faveur de la renaissance de George Sand, comme un des maîtres injustement oubliés.
Si l'on rêve pour le roman d'être autre chose que la distraction abaissée d'une intelligence en détresse, l'élément d'une curiosité vulgaire, s'il doit, comme les autres formes de l'art, racheter sa souveraineté par une fin élevée, la justifier, avoir un but, en un mot, ne serait-ce pas à la condition qu'il mît un peu d'idéal dans cette pauvre vie, si agitée en apparence, si surexcitée au dehors, bruyante à la surface, au dedans si terne et si morne ? Ne serait-ce pas aller contre ce but que de proscrire cet idéal de la vie factice qui se joue devant notre imagination, comme on le proscrit avec tant de soin de la vie réelle ? Et quel art est-ce donc, si c'en est un, de nous donner dans une succession de types avilis, de situations tour à tour ternes et violentes, de scènes triviales, de scandales odieux ou mesquins, sous prétexte d'études de moeurs, la représentation des réalités qui obsèdent notre vie de chaque jour, qui occupent et poursuivent nos regards ? Il semble que le vice incurable du roman ainsi compris soit la négation même de sa fin légitime, qui est de relever l'homme, un instant, de toutes les tristesses et des misères, des trivialités et des ennuis de la vie quotidienne, de lui donner, pour quelques heures, l'illusion d'un monde où il puisse changer au moins le cours de ses idées et le train de ses soucis vulgaires, où les sentiments aient plus de force, les caractères plus d'unité, les passions plus de noblesse, l'amour plus d'élévation et de durée, le soleil plus d'éclat. Le roman anglais, qui s'est depuis longtemps acclimaté dans notre langue, et le roman russe, qui a fait récemment une entrée si superbe et triomphante dans notre littérature, sont beaucoup moins éloignés de cette conception qu'on ne le croirait.
À un fond de réalisme, qui est dans les exigences toutes naturelles de l'esprit moderne, ces deux formes les plus récentes du roman, soit dans George Eliot, soit dans le comte Tolstoï, joignent tout un ensemble d'aspirations sévères et de poursuites élevées qui les rapprochent singulièrement, par certains points, de l'idéal que nous venons de décrire.
C'était aussi là, nous l'avons vu, l'idée que George Sand s'était faite du roman, au début de sa vie littéraire [Voir chapitre II]. Transformer la réalité des caractères et des passions en l'élevant au-dessus des vulgarités et des laideurs, craindre avant tout de l'avilir dans le hasard des événements, qu'est-ce que cela, sinon chercher par tous les moyens l'expression la plus complète et la plus saisissante du rêve de la vie, verser quelques rayons d'idéal dans notre triste et pâle existence ? N'est-ce pas là de l'art, du vrai, du grand art ? Notre vie est dure ici-bas, dit George Sand, et nous n'y pouvons jamais être assez contents de nous ni des autres pour ne pas désirer de rêver tout éveillés.—Personne, plus et mieux qu'elle, et d'une main plus prodigue, n'a semé sur nous les enchantements de ce rêve. Nous ne pourrons jamais nous soustraire à cette soif de fiction, à moins que notre monde ne se transforme en une sorte de paradis où l'idéal d'une vie meilleure ne sera plus possible. En attendant, nous aspirerons toujours à sortir de nous-mêmes ; toujours notre imagination fera son charme et son ivresse de ce breuvage délicieux, la poésie sous les formes variées de l'art, le poème, le théâtre ou le roman. Que deviendrai-je si, à la place du breuvage exquis, votre main impitoyable me verse une seconde fois le breuvage vulgaire dont je suis rassasié ? C'est la gloire de George Sand d'avoir, dans sa longue carrière, toujours échappé à ce péril, et toujours épargné à ses amis inconnus cet affreux déboire.
Sur ce point-là, au moins, elle ne les a jamais trompés.
LA VIE INTIME À NOHANT - LA MÉTHODE DE TRAVAIL DE GEORGE SAND - SA DERNIÈRE CONCEPTION DE L'ART
Avant de prendre congé de George Sand, nous voudrions l'étudier un instant dans sa vie intime et l'y saisir d'un coup d'oeil rétrospectif. Quand cette étude n'est pas faite, on n'a jamais la notion complète d'un écrivain, surtout si cet
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