Gondoles de verre
images ?
Le commissaire se tut un moment pour donner plus de poids à sa réponse.
— Il s’agit de M. Kostolany.
La reine l’observa d’un air troublé.
— Non, ce n’est pas lui ! répliqua-t-elle. Je connais M. Kostolany, je l’ai rencontré à son domicile et lui ai parlé.
— L’homme que vous voyez sur ces photographies est celui qu’on a retrouvé mort au palais da Lezze et qui a été identifié comme étant M. Kostolany.
— Le colonel connaissait le marchand d’art de longue date. Personne n’a pu se faire passer pour lui !
Tron regrettait de ne pouvoir lui épargner la vérité plus longtemps. Il dit :
— À moins que le colonel n’ait su que vous ne parliez pas au vrai Kostolany.
L’espace d’un instant, la reine resta immobile. Puis elle baissa le regard et se plongea dans la lecture d’une inscription sur un carton à chapeau posé à même le sol. Quand elle se remit à parler, sa voix était ferme et neutre.
— Que s’est-il passé, commissaire ?
— Nous croyons, expliqua-t-il, que le colonel Orlov a commandé deux copies à Terenzio. Et vendu l’une d’elles à Kostolany. Quand Sa Majesté est arrivée à Venise, il s’est donc retrouvé dans une situation précaire.
Marie-Sophie hocha la tête.
— Ou bien il m’avouait tout, ou bien il mettait au point une mise en scène. De toute évidence, il a préféré la seconde solution. Pourtant, je ne pense pas qu’il ait pu préméditer la mort de Kostolany.
— Comment l’expliquez-vous dans ce cas ?
— Je suppose qu’il a été dépassé par les événements. Du reste, au cours des derniers jours, j’avais l’impression qu’il avait peur et envie de se confier.
— Ce qu’il n’a pas fait ? s’enquit Tron.
— Non. Cela lui aurait peut-être sauvé la vie. Qu’en est-il de l’homme qui a pris la place de M. Kostolany ? Vous l’avez identifié ?
— Nous soupçonnons quelqu’un. Une vieille connaissance du colonel.
— Troubetzkoï ?
Le commissaire hocha la tête.
— C’est probable.
— Quand allez-vous interroger le grand-prince ?
— Dès aujourd’hui. Cependant, vous savez qu’il jouit de l’immunité diplomatique. Notre seul moyen de pression se limite à un rapport destiné à l’ambassade de Russie et au ministère des Affaires étrangères à Vienne. Si nous le transmettons en secret aux journaux anglais et français, Troubetzkoï est un homme mort aux yeux de la société.
La suggestion de la reine jaillit si vite qu’on aurait pu croire qu’elle la méditait depuis un petit moment.
— Proposez-lui un marché ! Le Titien contre un scandale.
— Quatre meurtres devraient rester impunis ? s’insurgea le commissaire.
— Cela ne me dérange pas, déclara-t-elle sans détour. J’ai besoin d’argent.
Elle fixait de nouveau son carton à chapeau. Tron esquissa une révérence circonspecte.
— La question est de savoir si cela me dérange, Majesté.
— Je comprends, commissaire, répliqua-t-elle. Mais peut-être saisirez-vous mieux pourquoi il me faut absolument ce Titien si je vous…
Elle s’interrompit, se dirigea vers la fenêtre et observa les traînées nuageuses apparues dans le ciel derrière l’église de la Salute. Puis elle se retourna et dit :
— Je vais vous confier un secret.
La reine désigna un des fauteuils près de la fenêtre.
— Prenez place, comte. Je vais tout vous raconter. Ensuite, je vous laisserai décider du sort du grand-prince.
Marie-Sophie s’assit à son tour, croisa les jambes, lissa le bas de sa robe et regarda le commissaire.
— Vous savez dans quelles conditions nous avons débarqué à Terracina avant de nous réfugier à Rome ?
Il hocha la tête. Toute l’Europe s’en souvenait. En février 1861, le bateau à vapeur La Mouette , battant pavillon français, avait évacué la famille royale enfermée à Gaète, une forteresse rocheuse qui s’avance dans la mer Tyrrhénienne sur un kilomètre et demi et que les troupes du Piémont assiégeaient depuis quatre mois.
La souveraine sortit de la poche de sa robe un petit paquet en carton sur lequel il était écrit en lettres tarabiscotées : Maria Mancini . Elle prit une cigarette et l’alluma ; pendant un court instant, Tron crut voir la princesse. Puis elle dit, les yeux rivés sur la pointe incandescente :
— Dans le port, nous avons été accueillis par le bataillon des zouaves pontificaux. Leur commandant, un capitaine de cavalerie d’origine belge, nous fit
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