Gondoles de verre
volontiers d’un cas difficile sur ses subordonnés ?
— Que voulez-vous dire, monsieur le directeur général ?
— Pensez-vous sérieusement que j’ai tué cette personne, comte ?
Tron secoua la tête avec fougue.
— Non, bien sûr que non !
Le directeur lui adressa alors un regard indulgent.
— Dans ce cas, où est le problème ?
Tron était persuadé que désormais il le prenait pour un abruti. Il soupira et fit une grimace angoissée.
— En suspendant l’enquête, j’atteindrais la limite de mes compétences !
À présent, Leinsdorf lui parlait comme à une personne gravement malade.
— Atteindre la limite signifie qu’en prenant cette décision, vous restez dans le cadre de vos compétences.
— Vous pensez ?
Tron s’appuya contre le dossier de sa chaise et roula des yeux d’un air stupide pour que le directeur soit à jamais convaincu de l’avoir berné.
— Et que proposeriez-vous, monsieur le directeur général ?
Sorti de sa fosse et revenu à la vie par miracle, Leinsdorf savourait le bonheur de sa résurrection. Même les affreuses taches de sang sur son pantalon produisaient tout à coup une impression de gaieté et d’audace. Tron avait atteint son objectif.
— Je me propose de signer le contrat dès cet après-midi et de prendre le bateau pour Trieste à minuit.
En son for intérieur, le commissaire se délecta de sa victoire, mais jugea habile de continuer à opposer une certaine résistance pour la forme. Il toussota avec nervosité et adressa un regard méfiant à son interlocuteur.
— Et comment puis-je être sûr que le contrat est…
Il s’interrompit en fixant ses doigts d’un air gêné et garda un silence contraint. Leinsdorf sourit avec bienveillance.
— Que le contrat est signé ? C’est cela qui vous inquiète, commissaire ?
Tron hocha timidement la tête.
— Il vous suffit de rendre visite à la princesse en fin d’après-midi, poursuivit le banquier sans cesser de sourire. Si le contrat n’est toujours pas signé, vous n’avez qu’à de nouveau m’arrêter.
43
Debout au milieu de son salon, Marie-Sophie de Bourbon se procurait un peu d’air à l’aide d’un éventail en papier bon marché. Par les fenêtres ouvertes, Tron apercevait les coupoles de la Salute de l’autre côté du Grand Canal et, derrière elles, le ciel matinal d’un bleu resplendissant qui commençait à se voiler. Comme le vent d’est – après avoir apporté une certaine fraîcheur pendant quelques heures – était retombé, une chaleur oppressante pesait sur la ville.
— Avez-vous retrouvé mon Titien ? demanda la reine sans parvenir à cacher sa nervosité autant qu’elle l’aurait voulu.
— Je suis désolé de devoir décevoir Sa Majesté, répondit le commissaire.
La souveraine ne releva pas.
— Et Orlov ? demanda-t-elle. Savez-vous par hasard où il se cache ? Il est absent depuis hier soir et ne m’a pas laissé de message. Je commence à m’inquiéter.
Mon Dieu, comme je déteste ce rôle ! pensa Tron. Avec le temps, il s’était habitué à se pencher sur des cadavres, mais apprendre à quelqu’un la mort d’un être proche lui coûtait toujours un effort immense. Surtout qu’il ignorait la nature exacte de leur relation. La reine des Deux-Siciles était-elle au courant des inclinations de son intendant prétendument si fidèle et de ses visites régulières à la pension Apollo ? L’avait-elle couvert le jour où elle avait évoqué ce trafiquant d’armes français ? Ou ne se doutait-elle de rien ? Et serait-elle surprise d’apprendre les mensonges d’Orlov ? Il s’éclaircit la gorge et dit :
— Le colonel est mort.
La reine ouvrit la bouche, mais il n’en sortit pas un son. Il lui fallut quelques instants pour réussir à demander :
— Un accident ?
— Non, répondit le commissaire. Le colonel a été assassiné à Cannaregio la nuit dernière. Nous n’en savons pas plus pour le moment. Son corps a été repêché par une patrouille. Nous écartons l’hypothèse d’un crime crapuleux.
— Mais qui… ?
Marie-Sophie de Bourbon balançait la tête d’un air horrifié.
— C’est une histoire compliquée, dit Tron. Sa Majesté aurait-elle la bonté de jeter un œil sur ces photographies ?
Il ouvrit l’enveloppe et lui tendit les deux clichés. Elle vit tout de suite qu’il s’agissait d’un cadavre.
— Cet homme est mort.
Tron hocha la tête.
— Oui, il a été étranglé.
— Pourquoi me montrez-vous ces
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