Gondoles de verre
avec les restes d’une pastèque au bas du campanile. Dès qu’ils l’aperçurent, ils se figèrent, véritable tableau vivant. L’espace d’un instant, il admira la riche palette de marron, de jaune foncé et d’ocre qui s’offrait à sa vue. Qui, déjà, avait dessiné ces enfants en guenilles occupés à dévorer une pastèque ? Vélasquez ? Murillo ? Et où avait-il admiré ce tableau ? À Madrid ? À Paris ? Peu importe.
En tout cas, songea-t-il, ce spectacle confirmait ce que les artistes savaient depuis toujours : à savoir que la vraie beauté ne réside pas dans les objets, mais dans l’œil du spectateur. Il s’arrêta et leur jeta une pièce. Bien entendu, les enfants n’oublieraient pas de sitôt l’étranger (ce n’était pas tous les jours qu’on devait leur offrir une lire), mais ils seraient bien en peine de le décrire.
Quelques minutes plus tard, il constata, assis sur un banc au fond de l’église San Pantalon, que le père Terenzio travaillait sur une construction étonnamment précaire, se constituant de quatre planchers reliés par des échelles et semblant tenir plus par l’action du Saint-Esprit qu’à l’aide de clous et de câbles. Il se demanda si le prêtre avait conscience de risquer sa vie à chaque ascension. Deux cordes fixées de part et d’autre de la nef retenaient l’ensemble. Mais de manière intéressante, celle de droite était tendue alors que celle de gauche avait du jeu. À bien y regarder, on constatait que l’échafaudage penchait légèrement.
Il faillit éclater de rire. Le projet se révélait beaucoup plus simple qu’il ne l’avait imaginé. Cette fois, il ne laisserait pas derrière lui une affreuse empreinte rouge, mais tout juste quelques discrètes meurtrissures à peine visibles. Que personne ne remarquerait si tout se déroulait comme prévu.
Il se leva sans hâte. En passant devant le tronc, il jeta quelques pièces bien qu’il ne crût pas qu’on pût acheter la grâce divine. Puis il posa le pied sur le premier barreau de l’échelle en bois et soupira profondément. Le père Terenzio jouirait bientôt du privilège d’être rappelé par son Créateur au beau milieu d’une œuvre pieuse.
— Tu crois que le père Terenzio dit la vérité ?
La princesse, vêtue d’une simple robe de lin noir à manches courtes en raison de la chaleur, se pencha au-dessus de la table pour chasser de la main un filet de fumée. Elle avait en effet prié son domestique éthiopien d’allumer trois boules d’encens sur le châssis de la fenêtre afin de tenir les moustiques à distance, vu qu’il était difficile d’utiliser une tapette à mouches dans le palais Balbi-Valier où les murs étaient couverts de précieuses tapisseries en brocart et de tableaux hors de prix. Mais la brise nocturne répandait à présent la fumée dans tout le salon.
— Et que le colonel Orlov lui a bien commandé deux copies ?
Tron leva les yeux de ses fraises mignonnes glacées – des fraises des bois en sorbet – dont il avait déjà dégusté une copieuse portion (au point de se sentir mal) et esquissa une grimace déconcertée.
— Bossi en est persuadé, déclara-t-il. Mais il ne supporte pas Orlov. En outre, il ne connaît pas encore le père Terenzio.
Compte tenu de la température, la princesse avait limité le dîner à une série de desserts froids et deux bouteilles de champagne. Le cliquetis des glaçons dans le seau rappelait à Tron les cabinets particuliers du Café Riche , ce qui était absurde puisqu’il n’y avait jamais mis les pieds.
— Toi en revanche, tu connais l’un et l’autre. Quel est ton avis ? demanda la princesse en faisant signe à Massouda (ou Moussada – Tron ne les distinguait toujours pas) de remplir à nouveau sa coupe.
Il haussa les épaules.
— En tout état de cause, il existe une deuxième copie. En principe, il est donc possible que Troubetzkoï ne nous ait pas menti. La question est de savoir si le père Terenzio a agi dans le dos d’Orlov ou si le colonel a commandé un faux à l’insu de la reine.
— Que comptez-vous faire ?
La princesse trempa sans gêne dans sa coupe de champagne un morceau de gâteau à la broche, qu’elle se faisait expédier tous les mois par Demel, le pâtissier de la cour à Vienne. Tron, fasciné, attendit qu’elle l’ait porté à sa bouche.
— J’ai convoqué le père Terenzio et le colonel Orlov au commissariat demain à dix heures. Je suppose qu’ils
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