Hannibal, Sous les remparts de Rome
doute, Hasdrubal, pour s’être prostitué dans sa jeunesse
au père d’Hannibal, pense avoir le droit d’user pareillement de ses fils. Une
telle infamie ne saurait être tolérée dans nos murs. Si nos jeunes gens partent
au loin, parfois sans espoir de revoir leur patrie, c’est pour servir celle-ci
et non pas pour être livrés en pâture aux caprices honteux de leurs généraux.
Et quand bien même Hasdrubal n’aurait d’autre souci que de veiller à
l’éducation de ses jeunes beaux-frères, devrions-nous pour autant accéder à sa
requête ? Que leur apprendra-t-il ? Notre langue ? Nos livres et
nos chroniques ? Le grec ou l’art oratoire ?
Ce ne sont
pas des domaines dans lesquels il excelle et je l’imagine mal ayant troqué le
glaive et le bouclier contre des rouleaux de papyrus. Ce qu’il veut leur
apprendre, n’en doutez pas un seul instant, c’est l’esprit d’indépendance et
d’indiscipline qui caractérisent les Barca. Cette lignée n’aspire qu’à une
chose : exercer la plus cruelle des tyrannies sur notre ville et,
peut-être, y rétablir à son profit l’institution monarchique. Ce processus est
d’ailleurs engagé : Hamilcar a laissé ses armées en héritage à son gendre
et celui-ci se propose maintenant de les offrir au fils aîné du défunt !
Nous ne pouvons tolérer pareille entorse à nos lois. Hannibal, croyez-moi, doit
rester ici pour apprendre de nos magistrats nos us et coutumes sacrés. Il ne
peut être ni plus ni moins qu’un jeune Carthaginois de son âge. Ce n’est pour
l’instant qu’une faible étincelle. Si nous soufflons dessus, elle deviendra une
torche qui portera partout l’incendie, y compris dans nos propres foyers.
La
violente diatribe d’Hannon provoqua un véritable tumulte dans le temple. Nombre
de partisans du clan Barca, bouillant d’indignation, manifestèrent bruyamment
leur colère. Des quatre coins de la salle jaillirent des invectives et des cris
de haine : « Mort à Hannon ! », « Qu’il expie sur la
croix ses calomnies », « Qu’on chasse de cette enceinte cet ennemi du
nom carthaginois, cet allié des Romains ! ». Quelques-uns
s’approchèrent de lui pour le frapper mais en furent empêchés par des gardes accourus
dès le début du tumulte. Carthalon tenta de dissiper le vacarme en prenant la
parole. Après quelques essais infructueux, il parvint à se faire
entendre :
— Puissent
les paroles de notre ami être oubliées par ceux qui les ont entendues et par
celui qui les a proférées et qui regrette déjà amèrement, j’en suis sûr, ses
propos ! Illustres sénateurs, vous le savez, Hannon est mon ami et j’ai
l’habitude de me ranger à son avis lors de nos débats. Ce ne sera pas le cas
cette fois-ci car il a tort. D’une part, il est faux d’affirmer que Hasdrubal a
reçu le commandement des troupes de son beau-père. Je l’ai désigné
personnellement en usant des pouvoirs que vous m’aviez conférés lors de mon
départ de Carthage. Je ne regrette pas cette décision car elle s’imposait
d’elle-même. D’autre part, sa demande d’avoir auprès de lui les fils de notre
héros défunt ne me paraît pas outrecuidante. Ces jeunes gens, déjà privés de
leur mère, n’ont désormais plus que lui comme famille et il serait absurde
d’empêcher leurs retrouvailles. Ainsi, chers collègues, je vous propose de
répondre favorablement à cette requête mais à une seule condition : ne
m’obligez pas à accompagner à Gadès ces jeunes gens. Un seul voyage m’a suffi
pour toute ma vie !
À ces
derniers mots, l’assistance éclata d’un rire nerveux qui dissipa la tension, et
vota à la quasi-unanimité la résolution proposée par Carthalon. Quand ils se
dispersèrent, Himilkon confia à ses proches :
— Ce
diable d’homme nous a roulés dans la farine !
— Qu’insinues-tu
par là ? dit Iterbaal, son conseiller. Il a dû au contraire céder devant
notre détermination et notre force. Dans quelques instants, toute la ville
saura qu’il s’est désolidarisé de son âme damnée, ce maudit Hannon.
— C’est
là où tu fais erreur en t’attachant uniquement aux apparences. Les deux
compères sont de mèche. Quel est leur intérêt ? Se débarrasser des
héritiers d’Hamilcar en les éloignant de cette cité qui, les années passant,
finira par oublier jusqu’à leur existence. Cela leur permettra de diriger le Sénat
et de lui dicter la politique de paix avec Rome
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