Haute-savane
avait fait venir, de La Nouvelle-Orléans, les nouveaux éléments de grandes cases préfabriquées qui, tout en étant solides, offraient l’avantage de pouvoir se déplacer aisément suivant les besoins de la culture (les champs qu’il fallait faire reposer en les changeant d’emploi). Si un homme prenait femme, il quittait alors la grande case dont s’occupait une « ménagère » et recevait sa propre maison, son propre bout de terrain.
Pour ses esclaves qu’il voulait les mieux traités de l’île, Tournemine avait dépensé sans compter. Il avait tenu à ce que leur remise en forme passât avant l’installation de sa propre maison. C’est pourquoi le premier bâtiment reconstruit avait été affecté à Liam Finnegan pour l’infirmerie-hôpital qu’il souhaitait.
Le médecin irlandais n’avait pas chômé, lui non plus et, pendant ces trois mois, quand il s’accordait sa détente préférée en compagnie d’un boujaron de rhum, c’était tard dans la nuit. L’état sanitaire des esclaves était assez lamentable, surtout ceux des cases les plus proches de l’habitation. Ceux du second groupement, sur les flancs du morne, où Legros avait concentré ses troupes de choc, étaient en meilleur état mais, pour les premiers, la malnutrition était générale et se doublait souvent de séquelles de sévices graves qui avaient posé de sérieux problèmes au médecin.
Heureusement pour lui, car il eût sans doute succombé à la tâche, il avait trouvé en Pongo un assistant de valeur qu’il avait pris plaisir à initier à ses techniques personnelles de thérapeutique qui faisaient largement appel aux plantes médicinales que Pongo-jardinier s’attachait à faire pousser dans un enclos étroitement surveillé où ses petits élèves n’avaient pas accès.
Grâce aux efforts de tous, « Haute-Savane » avait surmonté le désastre avec une étonnante rapidité. La fertilité fabuleuse de l’île avait fait le reste et l’abondance revenait dans les petits jardins comme sur la plantation. Depuis un mois, le capitaine Malavoine était reparti pour Nantes, ses cales pleines d’indigo, et un autre navire nantais, le Solide , avait emporté le coton que l’on avait pu sauver de l’incendie. Le produit de leurs ventes allait permettre à Tournemine de réparer les brèches sérieuses que la restauration de « Haute-Savane » et de ses travailleurs avait effectuées dans sa fortune car il avait dépensé sans compter pour cette terre qui à présent lui collait à la peau.
Quand il jeta sa bride à Cupidon, le jeune palefrenier accouru au bruit du galop, Gilles reçut presque dans ses bras Pongo qui dégringolait l’escalier du perron en donnant tous les signes d’une agitation parfaitement insolite chez lui.
— Enfin toi rentrer ? Grand temps ! s’écria-t-il. Venir vite.
— Où ça ? Qu’est-ce qui se passe ?
— Chez homme-médecine ! Toi voir !
— À l’hôpital ?
Pongo fit signe que oui sans cesser d’ailleurs de courir vers le bâtiment neuf élevé à flanc de colline. Sa construction était simple, mais Finnegan avait demandé qu’on le mît sur pilotis afin d’éviter les visites des animaux sauvages ou domestiques qui pullulaient dans l’île. Bâti en L il comportait une première salle contenant une trentaine de couchettes et une autre plus petite qui servait de maternité et sur laquelle veillait plus spécialement Désirée chez qui Finnegan avait découvert une vocation d’infirmière sage-femme. À l’intersection de ces deux ailes se trouvaient la salle de soins, le cabinet du docteur et une petite pièce servant de pharmacie. Bien éclairé et d’une impeccable propreté, ce petit hôpital était l’une des fiertés de Tournemine et l’orgueil de Finnegan.
Le spectacle qui s’y donnait était parfaitement inattendu. Sous l’œil orageux de Finnegan qui se rongeait les ongles, un religieux qui était l’un des frères de l’hôpital de la Charité du Cap avait fait aligner devant lui cinq jeunes négresses qui riaient à belles dents d’ailleurs et les examinait l’une après l’autre, palpant leurs ventres et même y collant l’oreille d’un air docte qui semblait taper considérablement sur les nerfs du médecin.
— Qu’est-ce que cela veut dire ? Que faites-vous là, mon père ? demanda Gilles sans amabilité excessive. Pourquoi tripotez-vous ces jeunes femmes ?
Le frère était un homme déjà âgé, aux traits durs, aux
Weitere Kostenlose Bücher