Haute-savane
jardins, plantant, sarclant, bouturant ou s’affairant dans la serre que Gilles lui avait fait construire, s’efforçant de se souvenir des leçons que lui avait prodiguées le vieux jardinier de Mlle Marjon 2 . Une troupe de négrillons, ses « élèves », le suivait comme son ombre, gentil troupeau d’agneaux noirs, aussi grave et aussi appliqué qu’une théorie d’enfants de chœur suivant l’officiant d’une grand-messe.
Ses soirées, Pongo les passait la plupart du temps avec Moïse auquel le liait à présent une amitié silencieuse mais si vraie qu’elle éveillait parfois un peu de jalousie au cœur de Gilles.
Pongo n’ignorait plus rien du sombre et sanglant chemin qui avait mené le chef tribal Loango – c’était le nom véritable de Moïse –, roitelet d’un territoire congolais situé au nord de Cabinda, jusqu’au canot du Gerfaut. Mieux encore que Tournemine, il savait que Loango avait longtemps alimenté, de ses prisonniers de guerre, les capitaines négriers qui, du fleuve Sénégal au fleuve Congo et même plus loin encore, fouillaient les côtes de l’Afrique à la recherche de cet or noir, vivant, qui leur assurait la fortune. Il savait qu’il avait appris à connaître certaines langues de l’homme blanc et aussi l’homme blanc lui-même dans ce qu’il avait de pis : son appétit d’or assouvi à n’importe quel prix.
Et le roi Loango, grand guerrier, justicier impitoyable, eût peut-être continué longtemps encore un négoce qui l’enrichissait si sa propre femme Yamina, prise au piège par l’Espagnol don Esteban Cordoba de Quesada, l’un des bons clients de son époux, n’avait été enlevée et embarquée de force sur la Santa Engracia. Loango aimait Yamina d’une inguérissable passion et, abandonnant tout derrière lui, il avait choisi de la rejoindre dans l’entrepont puant du négrier espagnol où l’attendaient les chaînes. Mais ils n’étaient pas restés ensemble. Yamina était belle et don Esteban l’avait voulue dans son lit. C’est alors que Loango avait fomenté la révolte dont ceux du Gerfaut avaient pu voir la dramatique conclusion.
— Loango est mort avec Yamina, avait dit le rescapé à Gilles. L’homme que tu as tiré de l’eau sanglante de l’océan est un autre. C’est pourquoi je désire conserver le nom que tu m’as donné. Je suis Moïse. L’autre n’est même plus un souvenir.
À « Haute-Savane », Moïse avait pris la place de « commandeur » qui avait été celle du Maringouin. De même que son patron Legros qu’il avait dû rejoindre, l’homme avait disparu en même temps que les autres surveillants. Quant à Tonton, que Gilles avait oublié dans la maison du bord de l’eau, il n’avait pas profité de la délivrance de ses compagnons. C’était Désirée qui s’était chargée de lui. Elle l’avait proprement poignardé avant que quiconque ait pu intervenir et il avait eu pour sépulture la maison en flammes.
Véritable meneur d’hommes, l’ancien roi-congo avait été d’une aide inappréciable pour la remise en ordre de la plantation. Assisté de Liam Finnegan pour la partie sanitaire, il avait examiné chaque esclave, l’interrogeant longuement pour essayer de démêler, d’après la mentalité et les besoins de chacun, la meilleure manière de réapprendre à ces malheureux à vivre comme des hommes. Sa stature, son calme et la profondeur d’une envoûtante voix de basse lui assuraient sur ses frères misérables un ascendant irrésistible et Gilles devinait, en le voyant agir, que l’ex-Loango essayait de panser, à « Haute-Savane », quelques-unes des blessures ouvertes sur la rive fiévreuse du Congo.
L’ennemi le plus pénible à combattre avait été la saison des ouragans. Les abris de fortune que l’on avait construits pour remplacer les cases incendiées ne résistaient guère et l’on avait momentanément abrité les femmes et les enfants dans les quartiers des domestiques et dans les écuries en attendant les cases nouvelles construites par les esclaves eux-mêmes, ceux chez qui Moïse avait découvert des talents de charpentier ou de maçon car Tournemine exigeait des habitations solides au lieu des huttes de palmes ou de bois léger que le moindre charbon transformait en torche ou que la plus petite tempête emportait. À présent chaque famille disposait d’un jardin et d’une case suffisante pour qu’elle pût s’augmenter et, pour les célibataires, le maître
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