Haute-savane
moelleux, mais Judith se sentait à cette minute curieusement absente de son corps. Son esprit vagabondait dans les profondeurs ensoleillées du jardin pour essayer de retrouver, par la splendeur apaisante de sa verdure, le calme dont il avait si grand besoin.
Elle y était presque parvenue lorsqu’un doigt autoritaire frappa à sa porte et l’ouvrit sans attendre de réponse. Gilles, suivi de Finnegan, s’encadra sur le seuil, mais elle n’eut même pas le temps d’ébaucher un geste de protestation. Le regard glacé du jeune homme ne s’attardait pas sur elle mais bien sur Fanchon qui se précipitait pour l’empêcher d’entrer comme elle en avait reçu l’ordre.
— Excusez-moi, Judith, dit-il sans la regarder, mais je viens ici rendre justice. Fanchon, dites-nous donc où vous rangez votre fronde, cette fronde avec laquelle vous avez tué Rozenn et tenté, aujourd’hui, de tuer votre maîtresse, sans parler de Mlle Gauthier ?
Le cri de protestation indignée de Judith s’étrangla dans sa gorge devant la pâleur verdâtre qui envahit le visage de sa camériste, comme si une soudaine bouffée de fiel s’y infiltrait.
— Une fronde, moi ? dit Fanchon soutenant fermement, non sans insolence, le regard de son maître. Quel est ce conte ?
— Ce n’est pas un conte et vous le savez très bien. Inutile de mentir plus longtemps car, par la mémoire de ma vieille Rozenn que vous avez impitoyablement abattue, je vous jure que vous allez avouer… et que vous allez payer.
— Êtes-vous fou ? gronda Judith. Comment pouvez-vous accuser ainsi sans preuve ?
— Voilà preuve !
Pongo, à son tour, venait d’entrer dans la chambre, une fronde entre les mains, et il vint la déposer sur la chaise longue de Judith.
— Trouvée dans chambre Fanchon, dans manteau…
Devant cette poche d’aspect innocent et qui, cependant, pouvait donner la mort, la jeune femme eut un mouvement de recul plein de répulsion. C’était bien la preuve, en effet, et devant elle Judith découvrait une rivale haineuse dans cette fille qu’elle avait protégée, défendue et qu’elle croyait dévouée. Elle en avait fait sa confidente, presque son amie, et le résultat était là, devant elle.
Son regard las se détourna pour revenir vers les frondaisons des arbres, vers les lointains bleus de la mer.
— Enlevez cela, s’il vous plaît, Pongo ! Et emmenez aussi cette femme…
Mais Fanchon, profitant de la diversion qu’avait créée involontairement Pongo en apportant l’arme meurtrière, s’était esquivée. Le bruit de sa course affolée résonnait encore dans l’escalier.
— Cours, Pongo ! Rattrape-la ! Et enferme-la dans sa chambre sous bonne garde.
L’Indien partit comme une flèche.
— Que vas-tu en faire ? demanda Finnegan qui s’était approché de Judith et, la voyant si pâle tout à coup, s’emparait de son poignet.
— Je vais la ramener au Cap pour la faire embarquer à destination de la Louisiane. Elle ira rejoindre là-bas ses semblables, les filles de mauvaise vie qu’on y déporte. Le nouveau gouverneur, M. de Vincent, s’en chargera volontiers. Elle mérite trois fois la mort mais je ne me vois guère devenir ici juge et bourreau.
Brusquement, Judith se retourna vers lui.
— Vous n’en avez pas le droit. Faites-la embarquer, soit, mais pour la France et sans entraves. Si, quand nous avons traversé l’océan, vous n’aviez pas mis cette malheureuse dans votre lit, elle ne serait peut-être jamais tombé amoureuse de vous et, en tout cas, elle n’aurait jamais eu l’idée d’essayer d’éliminer les femmes qui vous entouraient pour prendre leur place…
— Éliminer les femmes qui m’entouraient ? Prendre leur place ? Songez-vous à ce que vous dites ? Il faudrait que cette fille soit devenue folle.
— Et pourquoi donc ? Dans ces pays où n’importe quelle mulâtresse peut espérer amasser une fortune grâce à sa beauté, où les servantes parfois deviennent maîtresses et sur cette terre de liberté et d’égalité que se veut l’Amérique, pourquoi donc une jolie fille n’aurait-elle pas imaginé devenir votre femme ? Tant que vous n’êtes pas entré dans notre vie, Fanchon m’a servie avec dévouement. C’est vous qui en avez fait une meurtrière et, si vous voulez mon sentiment tout entier, c’est vous le principal coupable. Alors laissez-la repartir librement vers son pays !
Pensant qu’il était temps pour lui de laisser seuls
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