Haute-savane
il referma ses doigts sur les pierres qu’il contempla un instant. Fanchon ! C’était Fanchon, la meurtrière de Rozenn ! C’était Fanchon qui venait de tenter de tuer à la fois Judith et Madalen. La découverte en était amère car elle se doublait du remords d’avoir si longtemps accusé une innocente qu’après l’aventure de la Folie Richelieu il était tout disposé à charger de tous les péchés imaginables.
La voix amère de Finnegan troua le silence qui s’était installé :
— Est-ce si dur de reconnaître qu’on s’est trompé ?
Il regarda l’un après l’autre l’Irlandais et l’Indien puis se décidant :
— Venez avec moi ! dit-il seulement.
Étendue sur une chaise longue devant la fenêtre ouverte de sa chambre, Judith regardait les lointains légèrement brumeux de la mer couleur indigo. En dépit des objurgations du médecin, elle avait refusé son lit afin de ne pas se sentir plus malade qu’elle n’était. Et puis elle respirait mieux sur cette chaise longue où elle était à demi étendue que complètement couchée. Depuis que Finnegan l’avait bandée serré, sa côte cassée la faisait moins souffrir et la déchirure de son épaule, enduite d’un baume adoucissant, ne la brûlait plus guère mais elle n’en demeurait pas moins attentive jusqu’à l’angoisse à ce qui se passait en elle, à la moindre impression de malaise qui pouvait traverser son corps. C’était déjà une chance que le choc brutal qu’elle avait subi ne se fût pas traduit par une hémorragie immédiate qui aurait emporté avec elle son espoir tout neuf d’un héritier pour « Haute-Savane »…
Cet enfant à naître, c’était son arme secrète à elle contre cette Madalen dont elle craignait à chaque instant qu’elle ne lui arrachât Gilles, une arme qu’elle était seule à connaître avec Finnegan à qui elle avait formellement interdit d’en parler à son époux, une arme dont elle n’entendait se servir que s’il n’y avait réellement plus rien à faire car, avec sa sensibilité quasi animale, elle sentait qu’une crise approchait, que quelque chose allait se passer… Il arrivait à Gilles de rêver tout haut et Judith savait bien qu’il ne pourrait pas demeurer sa vie durant entre deux femmes dont l’une, celle qu’il désirait le plus sans doute, se refusait toujours à lui attendant Dieu sait quoi ! Sans doute qu’il rejetât son épouse légitime pour faire d’elle Mme de Tournemine… car Judith ne faisait guère crédit à l’humaine nature.
Jamais elle n’avait haï personne comme elle haïssait Madalen. Et surtout elle en avait peur. Que faisait cette fille ainsi installée à sa porte, confite dans une dévotion spectaculaire, vivant pratiquement comme une nonne et refusant de regarder les jeunes hommes qui l’approchaient et dont plus d’un souhaitait l’épouser ? Il y avait Pierre Ménard, le second du Gerfaut , il y avait le jeune « commandeur » de « Trois-Rivières », Louis Lefranc, dont Denyse de La Vallée lui avait dit qu’il aimait Madalen. Il y avait Liam Finnegan, enfin, dont le secret n’avait pas longtemps échappé à l’œil perspicace de Judith. Mais non, la belle Bretonne ne voulait d’aucun. Celui qu’elle voulait, c’était Gilles lui-même, Gilles et le superbe domaine qui lui appartenait et elle restait là, araignée blonde, tapie douillettement dans sa toile, attendant que la faim amoureuse du maître l’y précipitât corps et biens.
Peut-être n’était-elle plus très éloignée de réussir. En se traînant tout à l’heure au long de ce chemin de sable rouge, Judith avait vu son époux tenant la jeune fille évanouie étroitement embrassée, baisant ses mains, ses lèvres, son visage… Si le malheur voulait qu’elle-même perdît le fruit auquel elle était déjà si tendrement attachée, Judith savait qu’elle serait vaincue, qu’elle devrait partir laissant tout ce qu’elle aimait, cette maison qui lui était devenue si chère car elle représentait le foyer dont elle avait toujours rêvé depuis son enfance misérable, cet homme qu’un coup de folie lui avait un instant ôté du cœur et qui s’en était de nouveau emparé avec plus de force que jamais…
Fanchon, qui allait et venait silencieusement dans la chambre rangeant des pièces de lingerie, l’avait enveloppée d’une ample et douce robe de chambre de fine laine blanche et elle avait disposé sous elle les cousins les plus
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