Haute-savane
tiens quitte bien volontiers.
— Non ! s’écria Washington. C’est inadmissible. Nous vous devons mille acres de terre et, si vous ne voulez pas en accepter ailleurs qu’en Virginie, nous vous verserons le prix que celles de la Roanoke représentaient.
Tournemine qui, après avoir salué à la ronde, se dirigeait vers la porte qu’ouvrait déjà l’un des valets noirs, s’arrêta et se retourna.
— De l’argent ? À moi ? Je croyais qu’il n’y en avait pas pour les Français ? Non, général, je n’en veux pas ! Pas pour moi tout au moins : envoyez-le plutôt à M. Leray de Chaumont ou à M. de Beaumarchais. Cela viendra en déduction de tout ce que vous leur devez… et ne leur paierez sans doute jamais. Je souhaite longue vie à votre République, messieurs !
Et suivi de Tim qui, sur un signe de Washington, s’était lancé à sa poursuite comme un grand chien agité, Gilles de Tournemine quitta la salle à manger, laissant les dîneurs commenter diversement ce qui venait de se passer. L’écho des paroles sévères dont Washington tançait Adams ne lui parvint qu’à peine et ne le consola pas. Il comprenait trop bien qu’il était tombé comme un pavé dans la mare à grenouilles que constituait la politique d’une fédération à la recherche d’elle-même. Il comprenait aussi que l’on avait fermement espéré, en lui faisant cadeau de ces malheureuses mille acres de terre, qu’il ne viendrait jamais les réclamer. Peut-être s’il était venu sous le nom de John Vaughan… et encore ! Avec quelle hâte Jefferson lui avait-il conseillé d’abandonner une personnalité d’emprunt dont les agissements avaient choqué, si peu que ce soit, la morale puritaine. Et il devinait à présent que, s’il avait réclamé la nationalité américaine dont on lui avait également fait cadeau, il aurait eu toutes les peines du monde à l’obtenir. Allons ! ces gens-là ne comprenaient que leur intérêt et s’entendaient comme personne, en dépit de la béate admiration de cet imbécile de La Fayette, à se débarrasser de leurs dettes et d’une reconnaissance devenue hors de saison !
— Mais enfin, où cours-tu ainsi ? s’écria Tim en le rattrapant sous le péristyle. Tu ne prétends pas retourner à pied à ton bateau ?
— Je ne refuse pas que l’on me prête un cheval ou que l’on m’y ramène en voiture.
— Ce qui vient de se passer est stupide. Pourquoi t’es-tu fâché ? Ne pouvais-tu être un peu plus patient ?
— Et me laisser ridiculiser par ce John Adams ? Qu’il aille donc rechercher ses bons amis anglais puisqu’il les aime tant ! Et je me demande vraiment ce que nous sommes tous venus faire ici… et pour quoi, pour qui mon père est mort à Yorktown !
— Ne sois pas amer. Adams n’aime pas la France, c’est entendu, mais il ne représente que lui-même. Nous sommes nombreux ici à vous garder amitié et reconnaissance. Le général Washington le premier. En outre, il t’aime beaucoup et tu viens de te conduire à sa table…
— … comme tu te serais conduit à la table du roi de France s’il t’avait fait ce que l’on vient de me faire. Non, Tim, je ne peux admettre ni les provocations d’Adams – et c’est uniquement par respect envers Mrs. Washington que nous ne sommes pas en train de nous battre à l’heure qu’il est – ni l’espèce de tromperie dont j’ai été victime et tu le sais mieux que personne puisque c’est toi qui as apporté les fameux papiers à Jefferson. Moi, je n’ai jamais rien demandé mais, du moment que l’on jugeait bon de m’offrir quelque chose, je n’admets pas qu’on me le reprenne avec cette désinvolture. Un acte officiel est un acte officiel.
— Je sais tout cela. Le malheur est que nous n’avons pas encore de véritable État américain. C’est la raison pour laquelle il faut, à tout prix, que Washington qui a toujours été le guide et le maître à penser devienne officiellement le président. C’est à cela que moi… et d’autres travaillons depuis la fin de la guerre et nous espérons bien…
La main de Gilles se posa, affectueuse mais ferme, sur l’épaule du coureur des bois.
— Ceci ne me concerne plus, Tim. Tu es toujours mon frère et tu le resteras toujours, mais je viens de rompre avec tous mes espoirs d’intégrer jamais mon nom et ma famille à la nation américaine. La page est tournée. Lorsque j’aurai accompli ici la tâche qui me reste je
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