Haute-savane
Lorient, lancée à travers la France enneigée de toute la vitesse de ses quatre chevaux, la jeune femme avait regardé autour d’elle avec la mine douloureuse de qui s’éveille d’un mauvais rêve. Sans rien dire, elle avait contemplé un moment le paysage glacé puis son regard las était revenu se poser sur celui dont elle ne pouvait plus douter, à présent, qu’il fût réellement son mari.
— Où allons-nous ? demanda-t-elle seulement.
— À Lorient d’abord, où nous attend mon bateau. Ensuite en Amérique… Comment vous sentez-vous ?
— Bien, bien… je vous remercie. Un peu lasse seulement.
— Dans un moment nous allons nous arrêter pour relayer. Vous pourrez prendre un peu de repos, quelque nourriture…
— Oh ! ce n’est pas la peine. Je n’ai besoin de rien…
Et s’enveloppant plus étroitement dans son ample pelisse de drap noir, doublée et ourlée de renard, Judith s’était rejetée dans son coin de voiture et, appuyant sa tête pâle aux coussins avec un petit soupir douloureux, elle avait fermé les yeux.
Dormait-elle ou faisait-elle semblant ? Tout au long des quelque cent vingt-cinq lieues qui s’étendaient entre Paris et Lorient, elle avait ainsi tenu ses paupières obstinément closes. Aux étapes, elle descendait docilement, se laissait conduire dans une chambre d’auberge où la rejoignait sa femme de chambre. Au dernier moment, juste avant de quitter la rue de Clichy, Gilles avait en effet décidé que la camériste les accompagnerait. C’était l’une des filles d’un paysan d’Aubervilliers chargé de famille. Elle semblait simple, honnête, sincèrement attachée à sa maîtresse et terrifiée à l’idée de se retrouver sur le pavé de Paris. Elle se nommait Fanchon et elle avait supplié qu’on voulût bien l’emmener avec Madame.
Le chevalier y avait consenti, à la condition expresse qu’elle soit prête en quelques instants et n’emportât que ses propres affaires car, en dehors du manteau dont on l’avait enveloppée et de sa robe, Gilles entendait que Judith n’emportât rien de cette maison dont le seul souvenir le brûlerait encore longtemps de honte et de colère.
Sûr de sa décision d’emmener son épouse au bout du monde avec lui, il avait pris la précaution de faire charger, dans la voiture de suite, une lourde malle contenant tout ce qui pouvait être nécessaire à une jeune femme. Mlle Marjon s’était occupée du choix et des achats, comme elle l’avait déjà fait avant le mariage de ses jeunes amis.
Devant l’attitude étrange de Judith, Gilles s’était félicité d’avoir emmené Fanchon. La jeune fille – elle n’avait guère que dix-huit ans – voyageait dans la voiture de suite avec le capitaine Malavoine qui professait pour tous les animaux non marins une défiance insurmontable mais, à l’étape, elle s’occupait de sa maîtresse avec un inlassable dévouement, la baignant, la couchant, lui montant ses repas et veillant sur elle comme une bonne nourrice sur un bébé.
Le premier soir, Gilles avait offert à sa femme de souper avec lui dans la salle d’une très confortable hôtellerie mais, toujours du même ton absent et doux, elle avait décliné l’invitation.
— Non, merci… Je préfère rester dans ma chambre. Je suis si lasse…
Il n’insistait pas, surpris d’une attitude si opposée à la nature, impérieuse et ardente, de la jeune femme. Il s’était attendu à des cris de fureur, à des reproches cinglants, à une défense forcenée de l’amour insensé – Gilles pensait excessif, stupide et avilissant – qu’elle portait au faux docteur Kernoa. Il pensait qu’à peine revenue à la conscience, Judith se jetterait sur lui, toutes griffes dehors, réclamant hautement son droit à la liberté et lui jetant à la tête ses turpitudes supposées… mais rien de tout cela n’était venu. Pour la première fois de sa vie, Judith se montrait douce, soumise… et totalement détachée des contingences extérieures comme si tout ce qui lui arrivait ne la concernait pas vraiment. Jamais elle ne prononçait le nom de son époux qu’elle appelait « monsieur » avec l’indifférence polie qu’elle eût réservée à n’importe quel compagnon de voyage.
La nuit, elle s’enfermait dans sa chambre avec Fanchon. Le jour, dans la berline, elle n’ouvrait jamais la bouche et dormait avec une application qui finit par agacer le jeune homme. Au relais du Mans, il céda sa place à
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