Haute-savane
donc ?
— Parce qu’il m’a chargé d’une ambassade, à la fois auprès de vous qui êtes notre maître à tous et auprès de ma mère. Il est très amoureux de Madalen et voudrait l’épouser, avec votre permission, bien sûr.
Quelque chose se noua dans la gorge de Gilles et, pour la première fois de sa vie, il éprouva un sentiment qui ressemblait à de la panique. Il avait été si heureux que la jeune fille et les siens tinssent essentiellement à le suivre au bout du monde qu’il en avait remercié Dieu, comme d’une faveur insigne, sans que l’idée l’effleurât un seul instant que la beauté de Madalen pût faire d’autres victimes que lui. Et c’était pourtant ce qui venait de se passer : ce jeune clerc de notaire avait vu et avait été vaincu.
Il se sentit si malheureux tout à coup qu’il eut juste la force de répondre :
— Je n’ai pas de permission à donner, Pierre. Madalen est ta sœur. C’est toi le chef de famille et si tu souhaites ce mariage…
— Je n’en sais rien. Je crois bien que je ne le souhaiterai que s’il vous agrée à vous-même.
Il y avait tant de confiante amitié dans ces quelques mots que Gilles, en dépit de la douleur sourde qui lui vrillait le cœur, ne put s’empêcher de rire.
— Nous discourons dans le vide, mon ami Pierre. En fait, il n’y a qu’une seule personne, en dehors de ta mère, qui ait voix au chapitre, c’est l’intéressée elle-même. Que dit Madalen ?
— Madalen ne dit rien encore puisqu’elle ne sait rien. Ned est tellement amoureux que c’est tout juste s’il ose la regarder. Alors de là à lui parler, vous pensez ! Je crois qu’elle le trouve gentil, mais l’aime-t-elle ? C’est chose bien difficile à déchiffrer qu’un cœur de jeune fille.
— Alors, c’est par là que tu dois commencer. Interroge ta sœur.
— Vous croyez ?
De toute évidence, la suggestion n’emballait pas Pierre ainsi qu’en témoignait sa mine incertaine. Il faisait une telle tête que Tournemine de nouveau se mit à rire.
— Est-ce donc si difficile ? Préviens ta mère, elle l’interrogera.
— Ma mère est comme moi. Elle n’acceptera ce mariage que si vous, notre maître, l’agréez de bon cœur.
— Autrement dit : s’il vous plaisait à tous trois et qu’il me déplût, vous refuseriez ce Ned Billing ?
— Exactement.
— Mais, mon pauvre ami, comment veux-tu que je te donne un sentiment quelconque ? Je ne le connais pas, moi, ce garçon. Je viens de l’apercevoir pour la première fois. Qu’il soit le neveu de Mrs. Hunter et clerc de notaire, ce sont de bonnes choses mais, je te le répète, c’est à Madalen de décider. Il s’agit de sa vie… de son bonheur.
Ce mot-là eut quelque peine à passer. Qu’un autre pût venir et enlever, si simplement, celle à laquelle il s’interdisait de penser, cette seule idée lui était intolérable mais il ne se sentait pas le droit de répondre autre chose que ce qu’il avait répondu. Son seul espoir résidait dans le cœur même de la jeune fille : si elle n’aimait pas ce garçon, elle refuserait. Mais, à tout prendre, peut-être serait-ce mieux ainsi. Ne vaudrait-il pas mieux trancher dans le vif, laisser Madalen bien mariée à New York plutôt que de l’entraîner à sa suite sous le ciel peut-être un peu trop grisant de La Nouvelle-Orléans où les tentations pouvaient devenir insupportables ? Mais renoncer à la voir, à respirer cette fleur à peine éclose dans sa divine pureté, n’était-ce pas se condamner à d’infinis regrets ?
Le soupir que poussa Pierre le tira de ses pensées douces-amères.
— Vous pensez donc qu’il me faut parler à Madalen ? fit-il avec un manque d’enthousiasme qui frappa Tournemine.
— Naturellement. Est-ce qu’à toi ce mariage déplairait ?
— En tant que mariage, non. Je vous l’ai dit, monsieur Gilles, Ned est un bon garçon, travailleur et convenable. Il a une bonne situation et je crois qu’auprès de lui Madalen pourrait être heureuse mais…
— Mais ?
— Oh ! c’est mon égoïsme qui se plaint. Si Madalen épouse Ned nous allons être séparés, forcément. Vous n’avez pas l’intention, n’est-ce pas, de rester à New York ? Nous allons bien en Virginie ?
— Non. Nous n’allons plus en Virginie et même nous ne resterons pas aux États-Unis où je me suis rendu compte que l’on ne souhaitait guère notre présence. C’est en Louisiane que je pense
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