Haute-savane
d’Anna et ceux de Pongo, les regards qu’il rencontrait étaient fuyants, obliques. Une sorte de réprobation muette pesait sur lui. Il était, de toute évidence, l’empêcheur de danser en rond et peut-être Fanchon avait-elle renseigné les servantes sur la raison directe de la fausse couche de leur maîtresse. Pour la plupart de ces gens, d’ailleurs, il était un inconnu puisqu’il n’avait fait que déposer Judith et les autres femmes avant de reprendre la mer en direction de la Virginie.
Il n’y attachait d’ailleurs que peu d’importance. Dès que Judith serait à nouveau sur pied, lui et son entourage quitteraient New York pour le Sud, tournant la proue du Gerfaut vers le golfe du Mexique et La Nouvelle-Orléans. Le navire était prêt à prendre la mer à chaque instant et le capitaine Malavoine n’attendait que ses ordres pour mettre à la voile.
Allumant une pipe, il se mit à marcher de long en large. Sur une commode, le petit morceau de dentelle qui n’avait pas encore livré son secret reposait, énigmatique. Il s’en faudrait de quelques jours avant qu’il puisse pénétrer dans les appartements de sa femme pour fourrager parmi ses dentelles.
Agacé, il finit par lui tourner le dos, alla jusqu’à la fenêtre et y resta un moment, les bras croisés sur sa poitrine vêtue de batiste blanche, tirant sur le petit fourneau de terre et contemplant les frondaisons du parc au-dessus desquelles s’étendait un ciel couleur de turquoise. Ce jardin était beau, ce pays était beau, mais Gilles savait, à présent, qu’il ne pourrait jamais lui donner son cœur et qu’une bonne part de ce cœur resterait toujours attachée à la mer sauvage, aux landes arides piquées d’ajoncs et griffées de vent de sa Bretagne natale. Certes, il se voulait planteur de terres neuves, défricheur de grands espaces et pour sa vocation la terre bretonne était trop petite mais il savait qu’un jour il y retournerait, ne fût-ce que pour mourir…
Comme une réponse à cette évocation, soudain il aperçut Pierre Gauthier qui remontait l’allée principale en compagnie d’un jeune homme inconnu et son humeur noire s’envola. Il aimait ce garçon courageux, net et loyal comme l’épée d’un chevalier de la Table ronde, et il souhaitait de tout son cœur parvenir à en faire un homme heureux, en dépit de son infirmité.
L’Amérique semblait réussir au jeune homme. Le soleil, passant à travers les branches, jouait sur ses cheveux blonds soigneusement coiffés et sur son visage rond, resplendissant de santé, tandis qu’il cheminait doucement en bavardant au côté d’un autre garçon à peu près du même âge que lui, étayant sur deux solides gourdins apportés du pays sa marche hésitante.
Chez un sculpteur de proues de navire, à Lorient, Tournemine avait fait exécuter une jambe de bois léger et résistant terminée par une sorte d’entonnoir doublé de peau et molletonné dans lequel s’emboîtait la cuisse du jeune homme. Le travail avait été exécuté à la perfection et, en dehors de la raideur d’une de ses jambes, Pierre pouvait paraître normal, portant comme tout le monde des bas et des chaussures. Il s’en était montré profondément reconnaissant, d’autant plus que cet arrangement, en lui redonnant un certain équilibre, lui permettait de monter à cheval.
Quand les deux garçons furent assez près de la maison, Gilles se pencha à la fenêtre.
— Pierre ! appela-t-il.
Le jeune homme leva la tête et sa figure s’illumina.
— Ah ! Monsieur Gilles ! Quelle joie de vous revoir ! Justement, je venais vous demander un instant d’entretien.
— Alors, attends-moi. Je descends. Par ce temps, on est mieux au jardin que dans la maison.
Heureux tout à coup sans trop savoir pourquoi – à moins que ce ne fût parce que Pierre était le frère bien-aimé de Madalen – à la manière d’un gamin qui va retrouver un camarade, Tournemine dégringola l’escalier quatre à quatre et s’élança dans la lumière chaude du jardin.
Il arriva juste à temps pour voir s’éloigner en direction des communs le jeune homme qui l’instant précédent causait si joyeusement avec Pierre.
— Est-ce que je l’ai fait fuir ? demanda-t-il. Qui est-ce ?
— C’est Ned Billing, le neveu de Mrs. Hunter. Il est clerc chez un notaire de Murray Street et c’est un gentil garçon. Mais c’est vrai, aussi, qu’il a préféré s’éloigner.
— Pourquoi
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