Haute-savane
rames vers la ville et, l’ayant atteinte, ses occupants plongeaient dans un indescriptible chaos de bruits, de couleurs et d’agitation. En effet, les distractions n’étant pas si nombreuses, une bonne partie des habitants du Cap s’était portée à la rencontre des nouveaux arrivants. L’élégance de ce joli navire arrivé sous grand pavois et en saluant du canon, la prestance de ses occupants que plus d’une longue-vue avait détaillés de loin, intriguaient tous ces gens. Ils couraient le long du môle et envahissaient les appontements en un stupéfiant tourbillon de couleurs voyantes qui se détachaient joyeusement sur la blancheur des bâtiments bordant le port et sur la verdure dense qui jaillissait un peu partout dans la ville.
La majorité de cette foule était noire, café au lait ou vaguement olivâtre suivant le degré de mélange du sang. Les Blancs étaient surtout représentés par les soldats en habit blanc à revers bleus et quelques paysans vêtus de toile grossière et coiffés de chapeaux de paille. Les Noirs étaient vêtus de guenilles, lorsqu’il s’agissait d’esclaves, ou de cotonnades aux teintes vives avec des fichus bariolés de bleu, de blanc ou de rouge sur la tête. Les enfants, eux, allaient tout nus, exhibant de petits ventres ronds et des têtes semblables à des toisons d’agneaux noirs.
Sur la terrasse, abritée par une véranda, d’une belle maison, des officiers et des fonctionnaires portant chemises à jabots de dentelles, culottes de soie et habits à pans carrés largement ouvert, buvaient des punchs glacés en contemplant le spectacle et saluaient les dames, vêtues de mousselines et coiffées de grands chapeaux qui passaient en voiture ou bien à pied suivies d’une ou deux servantes en jupons rayés et madras superbement drapés. Comme Gilles, qui ne prêtait guère attention à la curiosité qu’il suscitait, veillait à ce que ses marins emportassent Moïse aussi doucement que possible, un officier en superbe tenue rouge et or précédé de deux soldats qui, sans trop de douceur, ouvraient la foule devant lui, arriva jusqu’au canot et salua courtoisement le nouveau venu.
— M. le comte de La Luzerne, gouverneur des Îles Sous-le-Vent, me charge, monsieur, de vous souhaiter la bienvenue. Je suis le baron de Rendières, son aide de camp…
— Très heureux ! chevalier de Tournemine de La Hunaudaye, fit Gilles en lui rendant son salut.
— Officier, à ce que je vois, aux gardes du corps de Sa Majesté ? Nous sommes très honorés et je suis chargé, par M. le gouverneur, de vous dire qu’il serait heureux de vous recevoir sur l’heure. Vous apportez, sans doute, des lettres de Versailles et M. le gouverneur…
— N’en dites pas plus, baron ! Il est inutile que je vous laisse vous fourvoyer davantage. Je n’ai aucune lettre de Versailles pour qui que ce soit. L’un des planteurs de cette île, M. Jacques de Ferronnet, m’a vendu sa terre de « Haute-Savane » et je viens tout simplement, en compagnie de mon épouse, Mme de Tournemine, et de quelques serviteurs en prendre possession. Si j’ai, pour aborder Saint-Domingue, revêtu cet uniforme et fait hisser le grand pavois sur mon bateau, c’est pour l’unique raison que je désirais saluer comme il convient le pays qui devient le mien. Rien de plus ! Veuillez donc remercier M. le gouverneur de sa sollicitude et lui dire que j’aurai l’honneur, s’il le veut bien, d’aller lui présenter mes devoirs dès que j’en aurai terminé avec une affaire urgente.
— Mais… que ne venez-vous dès à présent ? Je crois avoir dit que M. le gouverneur vous attendait ?
— Alors, veuillez lui transmettre mes regrets mais j’ai là un blessé, en fort mauvais état, et qui a besoin de soins urgents.
L’air étonné de l’aide de camp fit place à un air franchement scandalisé.
— Voulez-vous dire que vous prétendez faire attendre le gouverneur… à cause d’un nègre ?
— Mes paroles auraient-elles prêté à confusion ? Je croyais pourtant avoir été fort clair. Cet homme va mourir si on ne le soigne pas rapidement et, si vous le permettez, j’estime qu’en face de la mort la couleur de la peau ne signifie plus grand-chose. En revanche, si vous voulez bien m’indiquer le chemin de l’hôpital de la Charité…
Le baron haussa des épaules dédaigneuses.
— Les hôpitaux sont pleins, en cette saison, chevalier, et je crains que vous n’ayez du mal
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