Haute-savane
rouges prodromes de la mort étaient visibles. Même pour un ignorant total ce membre déformé joint au pouls battant la chamade et au front brûlant n’annonçait rien de bon. Le diagnostic du fonctionnaire du service de Santé fut immédiat.
— Ça ne sent pas encore mauvais mais la gangrène n’est sûrement pas loin. Il faut amputer… et encore. La blessure originelle est très haute. Qu’est-ce qui lui a fait ça ?
— Peu importe. Pouvez-vous le soigner ?
La mine scandalisée de l’homme inspira brusquement à Gilles l’envie de le gifler.
— Qui ? Moi ?… Mais, monsieur, je ne soigne pas les esclaves.
— Ce n’est pas un esclave.
— Qu’il soit ce qu’il veut, c’est un Noir… et puis je n’ai jamais procédé à une amputation… tout au moins aussi haut et la dernière remonte à plus de dix ans, ajouta-t-il pour tenter de corriger la mauvaise impression qu’il pouvait lire sans peine sur le visage de Tournemine.
— C’est bien. Dans ce cas, nous allons le conduire à terre. Je sais qu’il y a au moins deux hôpitaux dans cette ville.
— Sans doute, mais je vous conseille d’éviter le déplacement. L’hôpital de la Charité aussi bien que celui de la Providence sont réservés aux militaires, aux marins et aux étrangers de passage… et aussi aux indigents, mais de race blanche. En outre, nous avons atteint la mauvaise saison et les hôpitaux sont pleins de gens atteints de dysenterie, d’angines, de fluxions de poitrine sans compter les rougeoles, les cas de variole et autres saletés. Par extraordinaire, nous n’avons encore enregistré aucun cas de fièvre jaune mais…
— Enfin, coupa Tournemine agacé, ne me dites pas que personne ne soigne les Noirs dans cette île où ils sont plus nombreux que les Blancs ?
— On les soigne quand il y a de la place… et quand ils sont libres. Les esclaves sont, en principe, soignés sur les plantations qui les emploient. Ils ont leurs remèdes de bonne femme, leurs grigris, leurs sorciers. Il y a bien, au Cap, un médecin blanc, le docteur Durand, qui a ouvert pour eux une petite maison de santé pour les esclaves, mais nous avons dû mettre sa maison en quarantaine à cause de trois cas de choléra qui y sont soignés.. Je comprends que cela vous ennuie, monsieur, ajouta-t-il devant la mine sombre de Tournemine, et que vous soyez désireux de remettre cet homme en état. C’est une magnifique « Pièce d’Inde 2 » qui, en bonne santé, vaudrait une petite fortune et…
— Je vous ai déjà dit qu’il n’était pas un esclave ! hurla Gilles trop content de l’occasion offerte de se mettre en colère. Donc pas question de vente ou de prix ! Quant à trouver quelqu’un qui me le soigne, soyez certain que je vais m’en occuper moi-même de ce pas. Serviteur, monsieur. Capitaine Malavoine, je veux le canot, des hommes et un brancard. J’emmène Moïse.
Puis, se tournant vers sa femme :
— Lorsque j’aurai trouvé un médecin et qu’il aura donné ses soins à ce malheureux, je le ramènerai à bord pour qu’il examine votre Fanchon. Attendez-moi donc !
— Mais… n’allons-nous pas à terre ? Pourquoi ne pas nous rendre directement à la plantation ? Une fois chez nous…
— La plantation se trouve à une dizaine de lieues, ma chère amie, et Moïse a besoin de soins d’urgence. En outre, avant de faire connaissance avec « Haute-Savane », je dois voir le notaire pour qu’il enregistre ici les actes passés à New York. Mais si vous en avez assez du bateau, peut-être pourrions-nous nous installer quelques jours dans le meilleur hôtel de cette ville. Il doit bien y en avoir…
Le chirurgien-major que Gilles avait complètement oublié après l’avoir malmené toussota pour demander la parole et murmura :
— Si je peux me permettre… il vaudrait bien mieux que madame restât sur ce bateau. Il est certainement beaucoup plus confortable que le meilleur hôtel qui ne vaut pas grand-chose. Autant dire rien, même. Les planteurs de la région ont, en général, une maison de ville, ici. Ou bien ils descendent chez des amis quand ils viennent au Cap pour leurs affaires.
— Comme nous ne connaissons strictement personne, l’affaire est réglée. Merci de votre avis, monsieur. À présent je vais à terre. Capitaine, je vous confie ces dames. Pongo, tu viens avec moi.
Quelques minutes plus tard, à la suite du sloop du service de Santé, le canot du Gerfaut faisait force
Weitere Kostenlose Bücher