Hergé écrivain
l’exploitation d’une
langue jugée, à juste titre d’ailleurs, incompréhensible par
l’immense majorité des lecteurs, s’avérera d’une efficacité
sans pareille. La belle analyse de Justens et Préaux s’avance
même plus loin que cette première interprétation, en suggérant que les fragments en « bruxellois » révèlent non
seulement la trace d’un infratexte sinon embarrassant, du
moins ressenti comme peu conforme au nouvel esprit des Aventures de Tintin , mais qu’ils sont aussi un des lieux où
émerge une sorte d’inconscient de l’œuvre, la plupart des
expressions marolliennes se rapportant à certains thèmes
clés des albums, comme par exemple l’alcool et la folie.
L’analyse, toutefois, peut excéder aussi les seules frontières de l’œuvre au sens strict du terme, pour essayer de
rattacher la présence du « bruxellois » au contexte culturel
et politique de l’œuvre, née certes en milieu francophone,
mais née aussi dans un pays bilingue où les rapports politiques se teintent souvent, mais évidemment pas toujours,
de questions linguistiques. En effet, les transformations
des Aventures de Tintin ne doivent pas seulement être lues
à la lumière du désir, parfaitement légitime et compréhensible, d’universalisme, mais aussi dans la perspective
beaucoup plus locale de l’État belge confronté aux revendications d’une partie de sa population (en l’occurrence
les néerlandophones, longtemps exclus des affaires de
l’État).
Que signifie dans un tel contexte l’insertion dans une
œuvre francophone de morceaux venus d’ailleurs, mais
d’un ailleurs parfaitement reconnaissable, en tout cas
pour le public belge : le marollien, même si on ne le comprend que très vaguement, sera toujours classé comme
« une sorte de flamand ». Que signifie en d’autres termes
le bilinguisme, traduisible ou intraduisible, d’Hergé ?
Voici un point de départ possible : Hergé est un auteur
bilingue, mais le bilinguisme qu’il pratique est fort oblique , à la fois refoulé et devenu incompréhensible au
locuteur contemporain. Bien entendu, par bilinguisme je
n’entends nullement le recours aux langues étrangères qui
émaillent çà et là le discours solidement et « purement »français de Tintin (le français de Tintin est du reste très
« pur », comme l’expliquent aussi bien la chasse typiquement belge aux « belgicismes 4 » que le souci de légitimation culturelle d’un genre non encore canonisé), mais bel
et bien l’emprunt de nombreux éléments venus du dialecte flamand qui était encore parlé à Bruxelles au
moment de la jeunesse d’Hergé et dont les expressions se
mélangeaient sans heurt avec le français (celui de Belgique
et de Bruxelles, s’entend) dans le parler populaire. Ce
mélange populaire, ce mixte de deux dialectes dont aucun
n’était langue officielle, fera chez Hergé l’objet d’une surveillance on ne peut plus étroite. De même que, visuellement parlant, son style n’accède à la fameuse « ligne claire »
qu’en domestiquant ce qu’il y avait de gaiement anarchique et de désordonné dans ses premières tentatives, de
même la langue que vont parler les héros va devenir de
plus en plus châtiée 5 et la répartition des registres et des
types se fera de manière toujours plus stricte. Cette différenciation suit fidèlement la politique linguistique du
pays, qui s’appuie d’un côté sur l’éradication des dialectes,
avec le succès que l’on sait dans la partie francophone du
pays, et de l’autre sur la séparation de plus en plus nette
des deux communautés, celle flamande et celle francophone, même là où elles vivaient en symbiose, comme à
Bruxelles.
Ceci laisse comprendre aisément pourquoi la présence
du dialecte bruxello-flamand a très vite échappé aux lecteurs francophones de Tintin , alors que les lecteurs flamands (du reste moins nombreux, la série n’ayant jamais
été vraiment populaire en Flandre, où elle a toujours passé
pour une bande dessinée d’intellectuels) y étaient forcément plus sensibles, à cause du fait que la distance entre
les emprunts déguisés au marollien et la langue environnante était dans les traductions en néerlandais beaucoup
moins grande que dans l’original français. Ce qu’il
convient d’interroger dès lors, c’est moins l’appel discret à
un public originellement bilingue, lequel s’est fondu en
cours de route si on peut dire, les
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