Hergé écrivain
l’énigme posée par la venue d’un mot rare se dissipe à l’aide d’une définition iconique. Devançant l’explication du capitaine, la crotte qui tombe sur le chapeau de
Dupond va servir de réponse à la question de Dupont.
« Au fait, capitaine, qu’est-ce, au juste, que le guano ?… »,
est-il demandé. Et Haddock de montrer du doigt : « Le
guano ?… Eh bien, c’est cela ! » Inversement, n’ayant plus
la force de parler, le rabatteur des frères Loiseau pointe
l’index vers des moineaux pour révéler l’identité de ses
agresseurs ( Le Secret de La Licorne , p. 31). Ailleurs encore,
l’on voit naître des calembours mixtes, engendrés par les
échanges de la parole et de l’image. Toujours dans le
même album (p. 10), parti « porter plainte », Dupont va
se heurter violemment (c’est un sujet de plainte ) au battant d’une porte.
Interaction de mots et d’images, le récit hergéen se
trouve donc à mille lieues de la narration purement
visuelle que réclament certains théoriciens du genre. Sans
vouloir renouer avec la conception vétuste de la bande
dessinée comme addition d’un versant iconique et d’un
versant linguistique, l’on aimerait démontrer dans cette
étude à quel point le compte tenu des mots peut être
aussi, du moins chez Hergé, un parti pris de la spécificité
du genre. S’il ne parle que d’Hergé, le propos de ce livre
est autant une défense de ce pôle verbal jugé impur. C’est
dire déjà que les lectures ne s’aligneront pas nécessairement sur l’esthétique hergéenne : plus qu’aux histoires,
elles s’attacheront à la façon très raffinée dont Hergé articule certains détails pour en créer des aventures d’un type
différent (et peut-être insoupçonné), des péripéties échappant à l’ordre du récit, si contraignant soit-il.
2. L’écrit et le texte
Dans les Aventures de Tintin , l’écrit fonctionne en effet
de manière ambivalente. Son action se développe en deux
directions antagonistes.
D’un côté, les informations verbales des albums explicitent l’être des personnages et contribuent à l’organisation du récit. Elles renforcent ainsi l’illusion réaliste que
les albums d’Hergé sollicitent sans conteste et permettent
dès lors d’étayer la lecture traditionnelle, qui voit dans
l’univers de Tintin un équivalent imaginaire du monde
réel. De l’autre, il se tisse entre les éléments linguistiques
de la série des rapports dont la logique est autre que celle
de la narration. Loin d’accréditer d’emblée une histoire
fictive, ces relations ramènent le lecteur aux différents
aspects de la matière, ici verbale, que les volumes travaillent. Ces rapports, on peut les appeler textuels , le texteétant, dans l’acception technique que lui donne Jean
Ricardou, l’ensemble des liens qui concourent à rehausser
les traits de la matière que la lecture réaliste tend à
masquer 6 .
Si l’ambition de cet ouvrage est d’abord de revaloriser
la part du verbal dans l’œuvre d’Hergé, il cherche non
moins à lire l’écrit en tant qu’il donne lieu à des structures
proprement textuelles, qui interrogent l’hégémonie des
notions réalistes de personnage et de récit pour donner
accès aux diverses facettes de la matière. Évidemment,
cette focalisation sur le texte ne peut se faire qu’à l’intérieur des fictions offertes par les Aventures de Tintin . Car
les relations textuelles ont beau s’avérer irréductibles à la
seule histoire, il n’est pas moins vrai que cette aspiration à
muer l’écrit en texte rencontre des obstacles très réels. Ces
limites proviennent des deux soucis majeurs d’Hergé :
lisibilité ou agrément, certes, mais aussi respect de la tradition, qui chacun signifient un coup d’arrêt au patient
labeur sur la matérialité du langage. Quand bien même il
arrive que les manipulations des mots et des lettres se
trouvent à l’origine du récit, celui-ci n’est jamais inquiété
dans son ensemble. Cette possibilité d’allier approche textuelle , au sens défini ci-dessus, et lecture traditionnelle ou réaliste , semble d’ailleurs caractéristique d’Hergé, qui fait
plus qu’accueillir des configurations et des principes
textuels : il y fonde son travail et s’ingénie constamment à
pointer, à travers les histoires qu’il invente, le comment de
leur invention. Mais en même temps, il ne cède jamais
l’initiative aux mots à un point
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