Hergé écrivain
Introduction
1. L’écrit et l’image
Il arrive souvent que les recherches en bande dessinée
valorisent, au détriment des unités verbales, la dimension
purement visuelle des planches, comme si la présence
d’un écrit était une tare du genre ou, pis, un obstacle à son
épanouissement 1 . Longtemps, la critique sérieuse a multiplié les éloges à l’égard de la bande dessinée « purement » (ou presque purement) visuelle, ce qui a permis au
moins de redécouvrir la tradition peu visible de la bande
dessinée « muette 2 » et de transformer certaines bandes
dessinées très singulières comme La Cage de MartinVaughn-James en véritables livres-cultes 3 . Les raisons
historiques de cette préférence ne manquent pas. Vers la
fin des années 1960, l’essor d’une réflexion sémiotique
sur la bande dessinée coïncidait en effet avec une mise
en cause très violente de la narration et du graphisme
traditionnels, et cette contestation s’est fait sentir dans
l’approche critique du genre. Le succès de la production
moderniste allait de pair avec le rejet des lectures traditionnelles. Au lieu de réduire la bande dessinée au dialogue d’un dessin et de son escorte verbale, les théoriciens préféraient mettre l’accent sur les seules propriétés
visuelles du genre. Parallèlement, ils affirmaient que
l’essence de la bande dessinée ne tenait pas à la fusion de
l’écrit et de l’image.
L’exemple d’Hergé montre qu’il n’en est rien. Son
œuvre invente un code, conquiert lentement une
technique dont la bande dessinée tout entière va tirer
un immense profit et dont la principale caractéristique
est justement celle de l’ équilibre de l’iconique et du
verbal : ni équivalence ni égalité, mais autonomie et,
surtout, complémentarité. Dans les cases, qui représentent les unités narratives les plus petites, cette complémentarité se traduit le mieux par le souci d’éviter au
maximum toute relation soit pléonastique , soit décalée entre l’écrit et le dessin. Celui-là commente, situe, prolonge, annonce celui-ci. Il ne le répète, ni ne le
contredit en principe, et c’est en cela qu’Hergé reste très
classique.
Il n’y a pas chez Hergé contradiction entre texte et
image, comme dans plus d’une fiction moderne où ce
qui se lit peut tarder à rejoindre ce qui se voit (dans
l’exemple déjà cité de La Cage , cette contradiction,
certes partielle et relative, est recherchée par l’œuvre, qui
utilise ce conflit pour amener le lecteur à mieux voir).
Les modernes redoutent souvent la jonction du texte et
de l’image, comme s’il était fatal qu’elle relègue au rang
d’ illustration l’un des deux pôles concernés, le dessin
devenant le double de l’écrit ou vice versa. L’une des
grandes leçons d’Hergé sera de montrer justement que la
bande dessinée peut faire collaborer le texte et l’image
sans que leur convergence fonctionne comme une
entrave.
Corollairement, il y a rarement, dans le travail
d’Hergé, tautologie et lorsqu’elle se produit, elle semble
être à la base d’une manière d’échec. La relative déception procurée par l’aventure lunaire de Tintin s’explique,
notamment, par cette nécessité de redire à l’intention de
la base terrestre ce que le lecteur, lui, a déjà sous les
yeux. En soi, cette réduplication très poussée aurait pu
donner lieu à des possibilités nouvelles (un Marcel Hannoun y recourt avec bonheur dans son film Une simple
histoire 4 ), mais une telle utilisation impliquerait un
abandon de la tradition, ce qu’Hergé n’a jamais envisagé, ni souhaité.
Plus importante encore est la complémentarité sur le
plan syntagmatique, où Hergé, logiquement, excelle :
grand narrateur, il porte à la perfection les principes de la ligne claire , notion qui se rapporte autant, on lesait 5 , à la transparence du scénario qu’à la netteté des
dessins individuels. Propre à Hergé est l’habileté avec
laquelle il passe sans cesse du linguistique au visuel et
inversement, quitte à s’attarder dans un des domaines
chaque fois que le récit l’exige (il n’est pas rare que six
cases sans phylactère soient suivies d’une grande image
saturée d’informations verbales). De même que la parole
a tout loisir de prendre la place d’un chaînon visuel, de
même l’image peut à tout moment se substituer à un
indice verbal. Au début du Temple du Soleil (p. 4), par
exemple,
Weitere Kostenlose Bücher