Herge fils de Tintin
avenir.
Comme s’il ne voyait pas, ou ne voulait pas voir, les difficultés qui allaient se présenter. « Demain n’existe pas »,
disait-il dans sa dernière interview.
Fanny, qu’il avait toujours tenue à bonne distance de
son travail et qui, pour des raisons faciles à comprendre,
ne passait presque jamais aux Studios Hergé, se trouve
brusquement investie d’une lourde mission : elle est la
seule habilitée à prendre les décisions qui s’imposent.
Chaque semaine apporte son lot de nouveaux dossiers,
nécessitant de nouveaux choix. Alain Baran, qui a
beaucoup soutenu Fanny pendant les derniers mois de la
vie d’Hergé, est rapidement devenu son homme de
confiance. Il la presse d’assumer des responsabilités dont
elle préférerait se passer. Bien plus que la femme
d’Hergé, Fanny se considérait comme celle de Georges
Remi. Elle est tout entière à son deuil et ne se sent ni le
goût ni la compétence pour s’occuper des Aventures de
Tintin .
Une information a circulé, dès le lendemain de la mort
d’Hergé : il n’y aura plus de nouveau Tintin . À tel point
que certains, croyant que tous les albums allaient être
retirés de la vente, se sont précipités chez les libraires pour
compléter leur collection. Le vrai message est plus simple.
Comme Hergé l’avait affirmé à plusieurs reprises, il ne
souhaitait pas que Les Aventures de Tintin soient continuées par d’autres que lui. Cette déclaration à Numa
Sadoul est comme un second testament :
Il y a certes des quantités de choses que mes collaborateurs
peuvent faire sans moi et même beaucoup mieux que moi.
Mais faire vivre Tintin, faire vivre Haddock, Tournesol, les
Dupondt, tous les autres, je crois que je suis le seul à pouvoir
le faire : Tintin (et tous les autres) c’est moi, exactement
comme Flaubert disait : « Madame Bovary, c’est moi » ! Ce
sont mes yeux, mes sens, mes poumons, mes tripes !… Je crois
que je suis le seul à pouvoir l’animer, dans le sens de donner
une âme. C’est une œuvre personnelle, au même titre que
l’œuvre d’un peintre ou d’un romancier : ce n’est pas une
industrie ! Si d’autres reprenaient Tintin , ils le feraient peut-être mieux, peut-être moins bien. Une chose est certaine : ils
le feraient autrement et, du coup, ce ne serait plus Tintin 2 !…
Dans l’immédiat, pourtant, une ambiguïté subsiste.
S’il n’est pas question de réaliser de nouveaux albums, le
fidèle Bob De Moor espère au moins terminer Tintin et
l’Alph-Art . Après tout, c’est une œuvre d’Hergé ; le dessinateur lui avait assuré qu’ils l’achèveraient ensemble.
Fanny hésite, puis lui remet l’ensemble des éléments
laissés par Hergé. Le dossier est malheureusement bien
mince : trois planches crayonnées et cent cinquante pages
d’esquisses au stylo-bille, qui contiennent de nombreuses
répétitions.
À l’évidence, le scénario était loin d’avoir trouvé sa
forme définitive. Moins de trois mois avant sa mort,
Hergé reconnaissait d’ailleurs qu’il ne pouvait pas dire
grand-chose de cette aventure en chantier, à peu près
contemporaine de sa maladie :
Le thème tourne autour d’une histoire de faussaires…
L’album se déroulerait dans le milieu de la peinture contemporaine. Le récit lui-même est en train d’évoluer. Je continueencore à me documenter et je ne sais pas vraiment où cette
histoire va me conduire 3 .
En décembre 1982, la lecture dans Paris-Match d’un
reportage sur le gourou indien Shree Rajneesh Bhagwan
avait relancé Hergé dans une nouvelle direction, lui donnant envie d’évoquer des faussaires d’un autre genre : ceux
qui sévissent dans les sectes, en profitant de la crédulité
humaine. Le thème lui rappelait des souvenirs, ne serait-ce que celui de Bertje Jagueneau, la « tûveress ». Et le récit
devait lui donner l’occasion de régler d’autres comptes,
par exemple avec Josette Baujot qui, peu après avoir quitté
les Studios Hergé, avait accordé une interview amère à un
journaliste de Sud-Ouest ; dans les esquisses de Tintin et
l’Alph-Art , elle intervient brièvement, sous le nom de
Mme Laijot : « J’ai usé mes yeux au service de cette maison », lance-t-elle avec un regard acrimonieux.
Tout cela ne suffit pas à faire un album. À la lecture, les
trois beaux crayonnés mis à part, on ne peut s’empêcher
de ressentir une déception. De sa passion pour l’art
contemporain, Hergé n’a rien
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