Herge fils de Tintin

de
lui ne l’a pas incité à le mythifier. Le bruit court même un
moment qu’il s’agirait d’un enfant naturel d’Hergé. Toujours est-il qu’au début de l’année 1981 le jeune homme
est promu directeur administratif des Studios, à la grande
surprise des anciens. Alain Baran ne se contente pas de
faire acte de présence. Il veut améliorer l’image de l’œuvre
et ne se prive pas de critiquer « la politique du n’importe
quoi qui semble guider le Lombard en matière de droits
dérivés 17  ».
    Hergé ne se soucie plus guère de la bande dessinée.
Cependant, peut-être pour se persuader qu’il est encore
vivant, le dessinateur ressort parfois le dossier du prochain
album. L’idée de l’aéroport est tout à fait oubliée ; l’histoire a évolué peu à peu vers les milieux de l’art moderne,en passant par la dépression du capitaine Haddock. Deux
sujets qui touchent Hergé de près, mais qu’il est difficile
de faire entrer dans le cadre des Aventures de Tintin . La
lecture d’une biographie du faussaire Fernand Legros 18 l’oriente dans une direction plus classique : le thème du
faux l’a toujours passionné et l’extravagant personnage
qu’est Legros semble fait pour entrer dans une bande dessinée. Hergé trouve un titre pour ce futur album : Tintin
et l’Alph-Art .
     
    Dans la réalité, même la peinture s’éloigne de lui.
Hergé continue à regarder longuement les tableaux accrochés sur les grands murs blancs de sa maison du Dieweg,
mais il n’en achète presque plus. La gravité de sa maladie,
le sentiment de la mort qui s’approche, renforcent Hergé
dans son goût « des philosophies qui ne sont pas seulement des idées et des mots 19  », mais qu’il peut ressentir
dans tout son être. Il se passionne pour Le Tao de la physique de Fritjof Capra, et surtout pour les ouvrages de Jean
Charon, L’Esprit cet inconnu et Le Monde éternel des Éons .
Ce chercheur est un hérétique comme il les aime : physicien au Centre nucléaire de Saclay, Charon soutient, au
grand dam de ses confrères, que les particules atomiques
renfermeraient un espace-temps assimilable à l’esprit et
qui se prolonge par-delà notre existence ; c’est ce qu’il
appelle les « éons ». Fasciné par cette idée des électrons
pensants, qui ouvre sur une nouvelle forme de vie éternelle, Hergé rencontre Charon à Bruxelles ; les deux
hommes sympathisent vivement.
    Le Tao, entrevu dès sa rencontre avec Tchang, est
devenu la référence la plus constante d’Hergé :
Ce qui me captive dans le taoïsme, c’est que le Chinois n’est
pas amené par sa langue, sa culture, à scinder toute chose.
Nous séparons les parties de notre être comme de vulgaires
objets. Ainsi le pouce, prononcé séparément, cesse-t-il soudain de faire partie de nous-même. La pensée chinoise, elle,
donne aux événements et aux objets une valeur égale qui est
celle du mouvement. Le pouce demeure lié à la main, la
main fait partie du bras qui est à son tour une partie du corps
et ce corps ne perd pas le contact avec la terre. Le Tao, c’est
la voie royale, ou la voie tout court si vous préférez. C’est en
tout cas le chemin à suivre pour ce que nous appelons
l’absolu. Le Tao comprend toutes les contradictions puisqu’il
permet l’épanouissement le plus complet sans rien altérer à
sa finalité 20 .
    Depuis plusieurs années, le journaliste Gérard Valet
s’active pour faire revenir Tchang en Belgique. Les tractations avec les autorités chinoises sont interminables : prévues à l’origine pour le cinquantième anniversaire de
Tintin, les retrouvailles ne peuvent finalement avoir lieu
que deux ans plus tard, à un moment où Hergé est particulièrement affaibli par la maladie.
    En arrivant à l’aéroport de Bruxelles, le 18 mars 1981,
Tchang a la surprise de s’y voir accueilli presque comme
un chef d’État. Le jeune dessinateur sympathique qu’il a
connu au milieu des années trente est désormais célèbre
dans le monde entier. Et, par contrecoup, Tchang Tchong
Jen lui-même est devenu une sorte de mythe. Les retrouvailles des deux hommes sont aussi chargées d’émotion
que celle de Tintin et de son ami, à la fin de Tintin auTibet . En un parfait tableau vivant, Hergé et sa création
semblent enfin coïncider.
    Plus que jamais, en cet instant des retrouvailles marqué
aux yeux de tous par l’imminence de la mort, Hergé
s’affirme comme le fils de Tintin. Sa vie est sur