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1943. L’histoire, totalement fantaisiste (tout
comme celle de Lang), situe le cœur de la Résistance à Lidice, le village
martyr qui finira comme Oradour. L’enjeu est l’engagement des villageois au
côté d’un parachutiste venu de Londres : vont-ils l’aider ou bien se tenir
à l’écart, voire le trahir ? Le problème du film est qu’il réduit quelque
peu l’organisation de l’attentat à une initiative locale, fondée sur une suite
de hasards et coïncidences (Heydrich traverse par hasard le village de Lidice,
qui abrite par hasard un parachutiste, et c’est encore par hasard que l’on
apprend l’heure de passage de la voiture du protecteur, etc.). L’intrigue est
donc beaucoup moins forte que celle du film de Lang où, avec Brecht au
scénario, la puissance dramatique se déploie dans la constitution d’une
véritable épopée nationale.
En revanche, l’acteur qui
incarne Heydrich dans le film de Douglas Sirk est excellent. D’abord, il lui
ressemble physiquement. Ensuite, il parvient à restituer la brutalité du
personnage sans l’affubler de tics trop outrés, facilité à laquelle Lang avait
cédé sous prétexte de souligner son âme dégénérée. Or, Heydrich était un porc
maléfique et sans pitié, mais ce n’était pas Richard III. L’acteur en
question, c’est John Carradine, le père de David Carradine, alias Bill chez
Tarantino. La scène du film la plus réussie est celle de l’agonie :
Heydrich, mourant, alité et rongé par la fièvre, tient à Himmler un discours
cynique qui n’est pas, pour le coup, sans résonance shakespearienne, mais qui
m’a semblé également assez vraisemblable : ni lâche ni héroïque, le
bourreau de Prague s’éteint sans repentir ni fanatisme, avec le seul regret de
quitter une vie à laquelle il était attaché – la sienne.
J’ai dit
« vraisemblable ».
11
Des mois s’écoulent, qui
deviennent des années, pendant lesquels cette histoire ne cesse de grandir en
moi. Et tandis que ma vie se passe, faite comme pour tout un chacun de joies,
de drames, de déceptions et d’espoirs personnels, les rayonnages de mon
appartement se couvrent de livres sur la Seconde Guerre mondiale. Je dévore
tout ce qui me tombe sous la main dans toutes les langues possibles, je vais
voir tous les films qui sortent – Le Pianiste , La Chute , Les Faussaires , The Black Book , etc. –, ma télé reste
bloquée sur la chaîne Histoire du câble. J’apprends une foule de choses,
certaines n’ont qu’un lointain rapport avec Heydrich, je me dis que tout peut
servir, qu’il faut s’imprégner d’une époque pour en comprendre l’esprit, et
puis le fil de la connaissance, une fois qu’on a commencé à tirer, continue à
se dérouler tout seul. L’ampleur du savoir que j’accumule finit par m’effrayer.
J’écris deux pages pendant que j’en lis mille. À ce rythme, je mourrai sans
avoir évoqué ne seraient-ce que les préparatifs de l’attentat. Je sens bien que
ma soif de documentation, saine à la base, devient quelque peu mortifère :
au bout du compte, un prétexte pour reculer le moment de l’écriture.
En attendant, j’ai l’impression
que tout, dans ma vie quotidienne, me ramène à cette histoire. Natacha prend un
studio à Montmartre, le code de la porte d’entrée est 4206, je pense aussitôt
juin 42. Natacha m’annonce la date du mariage de sa sœur, je
m’exclame gaiement : « 27 mai ? Incroyable ! Le
jour de l’attentat ! » (Natacha est consternée.) Nous passons par
Munich l’été dernier en revenant de Budapest : sur la grande place de la
vieille ville, rassemblement hallucinant de néo-nazis, les Munichois honteux me
disent qu’ils n’ont jamais vu ça (je ne sais pas si je dois les croire). Je
regarde pour la première fois de ma vie un Rohmer, en DVD : le personnage
principal, un agent double dans les années 30, rencontre Heydrich en
personne. Dans un Rohmer ! C’est amusant de constater comment, lorsqu’on
s’intéresse de près à un sujet, tout semble nous y ramener.
Je lis aussi beaucoup de romans
historiques, pour voir comment les autres se débrouillent avec les contraintes
du genre. Certains savent faire preuve d’une rigueur extrême, d’autres s’en
foutent un peu, d’autres enfin parviennent à contourner habilement les murs de
la vérité historique sans pour autant trop affabuler. Je suis frappé tout de
même par le fait que dans tous les cas, la fiction
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