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l’emporte sur l’Histoire.
C’est logique mais j’ai du mal à m’y résoudre.
Un modèle de réussite, selon
moi, c’est Le Mors aux dents , de Vladimir Pozner, qui raconte l’histoire
du baron Ungern, celui que croise Corto Maltese dans Corto Maltese en
Sibérie . Le roman de Pozner se divise en deux parties : la première se
déroule à Paris, et rend compte des recherches de l’écrivain qui recueille des
témoignages sur son personnage. La deuxième nous plonge brutalement au cœur de
la Mongolie, et l’on bascule d’un coup dans le roman proprement dit. L’effet
est saisissant et très réussi. Je relis ce passage de temps en temps. En fait,
pour être précis, les deux parties sont séparées par un petit chapitre de
transition intitulé : « Trois pages d’Histoire », qui s’achève
par cette phrase : « 1920 venait de commencer. »
Je trouve ça génial.
12
Maria essaie maladroitement de
jouer du piano depuis peut-être une heure quand elle entend ses parents
rentrer. Bruno, le père, ouvre la porte pour sa femme, Elizabeth, qui porte un
bébé dans les bras. Ils appellent la petite fille : « Viens voir,
Maria ! Regarde, c’est ton petit frère. Il est tout petit et il faudra être
bien gentille avec lui. Il s’appelle Reinhardt. » Maria acquiesce
vaguement. Bruno se penche délicatement sur le nouveau-né. « Comme il est
beau ! » dit-il. « Comme il est blond ! dit Elizabeth. Il
sera musicien. »
13
Bien sûr, je pourrais,
peut-être même devrais-je, pour faire comme Victor Hugo, par exemple, décrire
longuement, en guise d’introduction, sur une dizaine de pages, la bonne ville
de Halle, où est né Heydrich, en 1904. Je parlerais des rues, des commerces,
des monuments, de toutes les curiosités locales, de l’organisation municipale,
des diverses infrastructures, des spécialités gastronomiques, des habitants et
de leur état d’esprit, de leurs manières, de leurs tendances politiques, de
leurs goûts, de leurs loisirs. Puis je zoomerais sur la maison des Heydrich, la
couleur des volets, celle des rideaux, l’agencement des pièces, le bois de la
table au milieu du salon. S’ensuivrait une minutieuse description du piano,
accompagnée d’un long propos sur la musique allemande au début du siècle, sa
place dans la société, ses compositeurs, la question de la réception des
œuvres, l’importance de Wagner… et là, seulement, débuterait mon récit
proprement dit. Je me souviens d’une interminable digression d’au moins
quatre-vingts pages, dans Notre-Dame de Paris , sur le fonctionnement des
institutions judiciaires au Moyen Age. J’avais trouvé ça très fort. Mais
j’avais sauté le passage.
Je prends donc le parti de
styliser quelque peu mon histoire. Ça tombe plutôt bien parce que, même si pour
certains épisodes ultérieurs il me faudra résister à la tentation d’étaler mon
savoir en détaillant trop telle ou telle scène sur laquelle je suis
surdocumenté, je dois avouer qu’en l’occurrence, sur la ville natale
d’Heydrich, mes connaissances flottent un peu. Il y a deux villes qui portent
le nom de Halle en Allemagne, et je ne sais même pas de laquelle je parle en ce
moment. Je décide, provisoirement, que ce n’est pas important. On va bien voir.
14
Le maître appelle les élèves un
par un : « Reinhardt Heydrich ! » Reinhardt s’avance, mais
un enfant lève le doigt : « Monsieur ! Pourquoi vous ne
l’appelez pas par son vrai nom ? » Un frémissement de plaisir
parcourt la classe. « Il s’appelle Süss, tout le monde le
sait ! » La classe explose, les élèves hurlent. Reinhardt ne dit
rien, il serre les poings. Il ne dit jamais rien. Il a les meilleures notes de
la classe. Tout à l’heure, il sera le meilleur à la gymnastique. Et il n’est
pas juif. Du moins l’espère-t-il. C’est sa grand-mère qui s’est remariée avec
un Juif, paraît-il, mais cela n’a rien à voir avec sa famille à lui. Entre la
rumeur publique et les dénégations indignées de son père, c’est ce qu’il a cru
comprendre, mais à vrai dire il n’en est pas tout à fait sûr. En attendant, il
va tous les faire taire à la gymnastique. Et ce soir, quand il rentrera, avant
que son père ne lui donne sa leçon de violon, il pourra lui dire qu’il a encore
été premier, et son père sera fier de lui, et le félicitera.
Mais ce soir, la leçon de
violon n’aura pas lieu, et Reinhardt ne pourra même pas raconter
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