Histoire De France 1618-1661 Volume 14
quand on le compare aux maîtres de la guerre de Trente ans, aux persévérants militaires qui, toute leur vie, restèrent sur le terrain, et créèrent l'art de la guerre; je parle des Mercy, des Turenne. Il fut un général d'été.
Je m'explique. Ces savants généraux, les martyrs de leur art, avec des armées peu nombreuses qu'il leur fallait industrieusement nourrir, abandonnés pendant de longs hivers, firent face à des difficultés incroyables, et souvent, à force de vertu militaire, de talent, de génie, n'arrivèrent qu'à être battus. N'importe, en suivant bien leurs campagnes, leur science profonde, leur divination surprenante des pensées de l'ennemi, étonnent, remplissent de respect. On admire jusqu'à leurs revers.
Telle ne fut pas la carrière de Condé. On le lançait aux beaux moments, à l'instant favorable de la belle saison, avec de grands moyens, qui, amenés par lui subitement, jetés sur le terrain, emportés dans sa fougue, relevaient tout, opéraient la victoire.
Il ne faut pas dire seulement que les Condé étaient en faveur. Ils étaient maîtres, et se donnaient les moyens qu'ils voulaient. Le vieux Condé profitait des victoires de son fils pour grossir, gonfler sans mesure sa monstrueuse fortune. Sous Richelieu, au moment où il attrapa la dépouille de Montmorency, il demandait humblement, à genoux, des terres, des abbayes, toute espèce de choses lucratives. Sous Mazarin, Condé, mendiant fier et redoutable, exigea qu'à sa Bourgogne on joignît le Berry et l'énorme gouvernement de Champagne, long de cinquante lieues. Son gendre, Longueville, avait la riche Normandie. Mais ce n'était pas assez. Il rêvait le Midi, rêvait l'amirauté, la mer aussi bien que la terre. Il n'y avait pas à marchander; il avançait toujours, il voulait tout.
La grosse armée, l'armée privilégiée, celle qu'onnourrissait (les autres jeûnaient), était chaque année celle du duc d'Enghien. En mai ou juin, emmenant une troupe leste, un gros renfort, parfois de huit ou dix mille hommes, plus un tourbillon de noblesse, tous les jeunes volontaires de France, il partait de Paris, volait à l'ennemi. Une telle mise en scène exigeait un succès immédiat. Donc, sans tourner ni rien attendre, souvent par le point difficile, on attaquait sur l'heure, et on l'emportait à force de sang.
C'est l'histoire uniforme de Fribourg, de Nordlingen, de Lens.
La boucherie de Fribourg dura trois jours. Condé, qui avait en face la très-petite armée du très-grand général Mercy, voulut attaquer par le côté le plus glorieux, c'est-à-dire par l'inaccessible. Il refusa, comme indigne d'un prince, l'offre qu'on faisait de le conduire derrière et de lui faire tourner l'ennemi. Il amena tout son monde heurter aux palissades impénétrables de Mercy, qui, derrière, tuait à l'aise. Des masses énormes périrent là (3 août 1644). La nuit, Mercy se déroba, et avec une habileté, un ordre admirable, se posta mieux encore sur la Montagne-Noire, qui domine Fribourg. Nouvelle attaque infructueuse. Condé revient tout seul à petits pas, tous ses amis tués. À l'un d'eux qui vivait encore: «Ce n'est rien, dit-il, nous allons recommencer, et nous y prendre mieux.» Alors, sept fois de suite, on charge, quoi?... du bois, les abatis dont Mercy s'était entouré, et l'on se retire à grand'peine.
Mercy était si bien où il était, qu'il n'en eût bougé de sa vie. Il laissait les Français triompher de leuréchec et s'empester de leurs propres morts. À la longue, craignant pour ses vivres, il marcha, mais si bien, choisissant son terrain si habilement, qu'on ne pouvait le joindre qu'en marchant à la file. On le fit. On reçut de ce prétendu fugitif une charge terrible, où il nous prit plusieurs drapeaux.
Cela s'appelle la victoire de Fribourg.
Nous perdîmes bien plus que Mercy. Mais il y eut un résultat moral. L'Europe fut effrayée de la docilité du soldat français qui avait obéi à ce point-là, s'aheurtant sans murmure à une chose impossible. Et on fut effrayé du courage tenace, froid et furieux, impitoyablement cruel, de cet homme de vingt ans qui enterrait là un monde de soldats, de noblesse, tous ses amis, plutôt que de lâcher prise. Toutes les petites villes du Rhin, dans cette terreur, ouvrirent, et Mayence même, qu'on rendit, il est vrai, bientôt.
Pendant ce temps, échec en Italie, échec en Catalogne. On ne parla que de Fribourg.
L'anniversaire de la bataille, le 3 août (1645), même
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