Histoire De France 1715-1723 Volume 17
Loire.
Nous avons laissé en arrière la peste de Marseille, qui sévissait dès juin-juillet 1720. Il faut y revenir.
Marseille avait-elle besoin d'emprunter la peste au Levant? J'en doute fort. Elle avait d'elle-même toutes les conditions qui la font en Égypte.
1 o L'infection des fanges, des profonds détritus, accumulés et fermentant dans la cuve immonde du port, la décomposition de tant de choses mortes qui pourrissent là à plaisir; 2 o la misère, l'épuisement des petites gens mal nourris, la saleté proverbiale et de la ville et des ménages. Ces ardentes populations, vives et bruyantes, toujours en mouvement, n'en sont pas moins, en même temps, extraordinairement négligentes. Naguère encore il en était ainsi. Des noires ruelles où l'avalanche toujours redoutée des fenêtres faisait doubler le pas, si l'on entrait aux petites cours, on les trouvait pleines d'ordures. C'était bien pis à monter l'escalier. Sans souci d'odorat, dans sa chambrette obscure, la jolie femme, au teint jaune et malsain, nourrie de crudités, d'oignon ou de poisson gâté, d'oranges aigres, parfois de mauvais bonbons italiens, dédaignait toute précaution, se moquait de la propreté.
C'est d'abord sur les femmes, les enfants, les plus indigents, les faibles en général, que le fléau mordit.
En juillet, on tâchait d'en étouffer le bruit. Les échevins eux-mêmes allaient la nuit faire emporter les morts, enlever les malades, murer la porte des maisons infectées. Mystère sinistre que ces portes murées révélaient trop éloquemment.
Il y avait en cette année beaucoup d'orages, mais il y en eut un terrible à Marseille le 21 juillet. Partout tombait la foudre. Nombre d'églises furent frappées. Dès lors forte mortalité. L'aigre vent, le mistral, qui succède, empêche l'éruption naturelle des bubons de la peste. La terreur est au comble. Plus de pudeur, on fuit. Le marchand part pour la foire de Beaucaire. Le juge part, plus de justice. Les riches partent, plus de ressources (il n'y avait que mille francs dans la caisse de la ville). Il n'est pas jusqu'aux sages-femmes qui n'abandonnent à leur sort les femmes qui vont accoucher. Tout fuit la ville condamnée.
Quel est le désespoir, l'accablement de la grande masse qui reste, lorsque le 31 juillet le Parlement de Provence ferme Marseille et sa banlieue d'un cordon de troupes, des plus sévères défenses et sous peine de mort. Le fléau concentré dans ce foyer morbide, dans un grand peuple accumulé, s'irrite et sévit d'autant plus.
Nos médecins de l'armée d'Égypte, qui ont observé la peste de près, disent qu'elle prend de préférence les épuisés, les effrayés. Un petit nègre, dit Savaresi, qui le soir, dans un escalier du Caire, avait eu peur d'une ombre, frappé de cet ébranlement, eut la pestele lendemain. Ces observations font juger à quel point, dans l'épidémie de 1720, la masse de Marseille était prête à prendre la peste, ayant justement au plus haut degré l'épuisement des misères, la peur (dans toute la violence de l'imagination méridionale), l'effroi surtout de se voir enfermée.
Le célèbre Chirac, médecin du Régent, consulté, répondit «qu'il fallait surtout être gai.» C'était aussi l'avis des médecins de Montpellier, qui niaient la contagion. En réalité, ceux qui avaient le moral très-haut, la vie forte et tendue, avec une bonne nourriture, risquaient moins que les autres. La femme d'un médecin allemand, jeune, intrépide, vivait au fond de la peste, à l'hôpital, et touchait les malades. Les magistrats municipaux, qui affrontaient partout la maladie, ne furent point attaqués.
Mais la grande masse était très-abattue, par la disette d'abord, à laquelle on ne remédia qu'un peu tard. Elle l'était par l'abandon. L'arsenal et le lazaret, la garnison, n'aidèrent en rien la ville. Les riches bénédictins de Saint-Victor s'isolèrent, s'enfermèrent. Ayant de grandes provisions, ils murèrent eux-mêmes leur porte, ne se souciant plus de savoir si l'on vivait, si l'on mourait dehors.
Rien de plus lugubre que l'aspect de cette ville où d'abord chacun se renfermait. Sur les places désertes, des bûchers par lesquels on croyait purifier l'air, l'incendiaient, aggravaient les lourdes chaleurs d'août, jetant au loin de sinistres lueurs. Par les rues circulaient des ombres ridicules et lugubres, les médecins, dans le costume étrange qu'ils avaient inventé, et quin'exprimait que trop l'excès de leur
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