Histoire De France 1724-1759 Volume 18
force de tendresse, ayant trop fait la mère, elle est bien moins l'amante. Maurice est discuté entre les grandes dames, très-haineuses pour la Lecouvreur. Elles n'auraient osé la siffler, mais du haut de leur rang, dans leur loge, à leur aise, elles pouvaient l'insulter du visage, lui lancer le mauvais regard .
Le droit du comédien, c'est d'endurer l'outrage. Notre actrice ne s'en souvint plus. Un jour qu'elle jouait Phèdre, elle voit sa rivale, madame de Bouillon. Au lieu de se troubler, son cœur gonflé grandit. Elle s'avance, et d'un geste intrépide, elle lui lance les terribles vers:
... Je ne suis point de ces femmes hardies
Qui portant dans le crime une tranquille paix
Ont su se faire un front qui ne rougit jamais.
Le public se retourne, regarde dans la loge, voit la dame, approuve, applaudit.
Le nom de Bouillon est sinistre. Il rappelle cette Mazarine, si suspecte de poison, qui, par l'assurance, l'audace, se tira fièrement de l'affaire de la Chambre ardente, en 1682. La Bouillon de 1730 (née Lorraine) n'est pas moins suspecte. Le judicieux Lemontey trouve l'accusation vraisemblable. En effet, qu'après cet outrage public, une princesse, apparentée à tous les rois, n'ait pas cherché à se venger, c'est ce qui n'a nulle apparence.
Peu après, un galant abbé offre à mademoiselle Lecouvreur des pastilles, dit-on, empoisonnées. Puis (juillet 1729) un peintre en miniature, qui par son art entrait chez les femmes de cour, l'avertit que les gens de la duchesse de Bouillon ont voulu le gagner pour qu'il lui donnât du poison. Geoffroi, l'apothicaire célèbre, l'analyse, n'ose dire qu'il n'est pas du poison, dit que la dose n'est pas forte. Le peintre inspirait confiance. Que gagnait-il à donner cet avis? rien que de se créer une ennemie mortelle, très-puissante,ayant derrière elle tous les puissants, toute la cour. La police fera-t-elle enquête? essayera-t-elle d'arrêter les coupables? Non, c'est le peintre qu'elle arrête, qu'elle met durement à Saint-Lazare. Mais il résiste, ne se rétracte pas.
Mademoiselle Lecouvreur se plaint et réclame pour lui. En vain. Elle se sent perdue. Elle sent qu'on ira jusqu'au bout. Chacun croyait aussi qu'elle avait peu à vivre. Piron, qui lui avait donné un rôle dans une pièce nouvelle qu'il allait faire jouer, le retire prudemment la voyant en danger.
On ne voit pas Maurice à ce dernier moment chez mademoiselle Lecouvreur. Où était-il? Cette maison, déjà solitaire (l'ancienne maison de Racine, rue des Marais), elle n'est plus hantée que de deux hommes, deux amis, Voltaire, d'Argental. Avec eux elle fait ses derniers arrangements. Elle marie sa fille à la hâte. Elle sait parfaitement qu'elle est dans un monde sans loi, n'a nulle protection à attendre.
Contre une femme de théâtre, on ose tout alors et la protection de la cour, on ne la sent que par l'outrage. Les gentilshommes de la Chambre, à leur plaisir, cassent ou châtient l'actrice. Pour rien, jetée au For-l'Évêque; parfois même en correction. Sous Fleury, le doux, le décent, un fait abominable avait eu lieu tout récemment. Deux jeunes sœurs (nobles, Espagnoles), les Camargo, toutes petites, débutent dans la danse. L'aînée, un enfant de génie, du premier pas transfigura son art. En plein triomphe, ces petites merveilles disparaissent, sont cachées deux ans! La police ne veut s'informer. Elle n'osera allersous l'ombre noire de Saint-Gervais, aux sales petites rues, à l'hôtel de Sodome, où les tient un mignon du Roi. Las d'elles, il les lâche et l'on rit.
Ce fait en dit assez. Si mademoiselle Lecouvreur n'eût péri, elle eût eu quelque outrage pire. Elle hasarda encore de jouer, pour Voltaire, sa Jocaste, la mère amoureuse. Elle joua le 15 mars, et le 17 fut prise d'effroyables douleurs, de diarrhée mortelle où passa tout son sang. Le 20, elle expira.
Mais auparavant, elle refusa fort nettement les secours ecclésiastiques. Écoutons d'Argental, le témoin oculaire: «Le jour de sa mort, un vicaire de Saint-Sulpice pénétra dans sa chambre: «Je sais ce qui vous amène, monsieur l'abbé. Vous pouvez être tranquille; je n'ai pas oublié vos pauvres dans mon testament.» Puis, dirigeant le bras vers le buste du maréchal de Saxe: «Voilà mon univers, mon espoir et mes dieux [21] .»
Elle ne demandait nullement la sépulture chrétienne ni les prières des prêtres, mais simplement la terre que Dieu accorde à tous. L'admiration publique, l'amitié et
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