Histoire De France 1724-1759 Volume 18
gêné, il songe à cet ami, lui fait toucher ceci, cela. Souvent très-généreux, et parfois très-serré, il fut pour ses affaires quelque peu maniaque, comme ceux qui ont commencé par être pauvres et s'en souviennent.
Il put revenir à Paris, mais s'établit encore dans un quartier quelque peu écarté, rue de Vaugirard, assez près cependant de la Comédie française. Il voulait y rentrer, mais par une vieille pièce, par la reprise d' Œdipe . Il avait pour jouer Jocaste une actrice admirable, son amie, mademoiselle Lecouvreur. Rare personne, admirée, adorée, et bien plus, estimée. Dans Monime et Junie, Pauline ou Cornélie, c'était plus qu'une actrice: c'était l'héroïne elle-même. Un spectateur disait en sortant: «J'ai vu une reine entre des comédiens.» Elle eut un vrai génie, libre du chant monotone qu'enseignait Racine à la Champmeslé, libre de l'emphase ampoulée qui plaisait à Voltaire. La première sur la scène elle parla de cœur, d'élan vrai et d'accent tragique. Quand elle débuta (à vingt-sept ans), tous furent ravis, troublés. Des jeunes gens devinrent fous d'amour.
Il lui advint (en 1724, ayant trente ans déjà) une extraordinaire aventure que n'ont guère les actrices, celle d'être la Minerve ou le Mentor d'un Télémaque, d'avoir à former un héros. Du Nord lui tombe ici certain bâtard de Saxe, Maurice, fils du roi de Pologne, Auguste. Il avait déjà fait la guerre. Il avait eu la chance d'avoir vu face à face le vaillant, le terrible, qu'on n'osait regarder, le Suédois Charles XII, d'avoir dans son œil bleu pris cet éclair de guerre qui luiresta toujours, lui fut une auréole, trompa sur son génie réel. Ce rude enfant ressemblait peu à nos marquis d'ici. Suédois de mère, Polonais d'habitude, il était spontané bien moins qu'il ne semblait; il fut surtout reître Allemand [19] . Il était né au pays des romans, dans ces bouleversements où Charles et Pierre, deux ours, roulaient sceptres et couronnes, où tout était possible. «Pourquoi pas lui? pourquoi pas moi?» Dans les trois cents bâtards du roi Auguste, celui-ci, effréné, visait tout, les trônes et les femmes, vaillant, brutal, avide. La vieille duchesse de Courlande, les Anne, les Élisabeth, les sanglantes catins de Russie, tout lui eût été bon. Mais pour ces grands mariages impériaux, le rustre et le soldat avait un peu besoin de poli extérieur, de prendre les grâces de la France. La pauvre Lecouvreur servit à cela. Elle fut à la fois précepteur et mère et maîtresse. Si elle gagna peu pour le fond, au moins pour le dehors elle polit la nature grossière, tâchant de lui donner un peu de sa noblesse et des formes royales qui en elle étaient naturelles.
Il crut un moment réussir, épouser celle de Courlande. Point d'argent pour partir. Mademoiselle Lecouvreur vendit ce qu'elle avait, argenterie, diamants,lui en donna le prix. Un moment il se crut maître de la Courlande. Son père s'y opposa, autant que la Russie. De là mille aventures, mille dangers. Il échappe. Mais le voilà fameux, le Roland, le Renaud, le héros des chimères, un nouveau Charles XII, avant d'avoir rien fait. Madrid pensait à lui, pour sa folle Armada, pour mettre le Stuart dans Londres. La cour de Stanislas (et la reine de France?) pensait à lui pour la Pologne, pour y renouveler Charles XII et Gustave, en chasser l'Allemand. Maurice en voulait à son père qui lui fit manquer sa fortune, qui le blâmait d'aller en galopin s'offrir aux reines pour être refusé.
Les gens d'ici qui le lançaient et voulaient s'en servir, avaient pris trois moyens. On le vantait aux dames comme égal de son père en force infatigable. On occupait de lui le peuple de Paris par un certain bateau, qu'il avait inventé, disait-on, qui allait, venait sur la rivière, et que les badauds regardaient. Quoique fort peu lettré, on en fit un auteur. On préparait ses Rêveries (pour l'autre année 1731). Il semble s'y offrir pour détrôner son père, disant «qu'il prendrait la Pologne en deux campagnes au plus, sans qu'il en coûte un sou.»
Il sera roi ou czar! Quelle joie, mais quelle inquiétude pour mademoiselle Lecouvreur. Il est à elle, son œuvre, c'est elle qui en fit un Français. Mais, hélas! elle n'est qu'une comédienne. Et (chose pire) elle a trente-neuf ans, la beauté, il est vrai, douloureuse et tragique du portrait si connu, et les célestes yeux pleins de sublimes larmes qui toujours en feront verser [20] .À
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