Histoire De France 1758-1789, Volume 19
madame Du Deffand, malgré l'âge, ne crut pouvoir en conscience se dispenser de la mode. L'amour, à soixante-dix ans, lui vint pour la première fois. Elle voulait un Anglais, comme l'Édouard de Rousseau. Cela lui sembla neuf, piquant. Elle hésitait entre trois, l'un unjeune poitrinaire, l'autre un highlander rêveur. Elle prit enfin (malgré lui) celui qui lui ressemblait, le plus méchant des trois, Walpole.
Mais voici le plus merveilleux! La police même est amoureuse! Le lieutenant de police Bertin, venant au ministère, lui aussi, cherche sa Julie. Cette Julie facétieuse, une coquine d'esprit amusant, la d'Arnoult fait payer ses dettes par le crédule Bertin, et plante là son Saint-Preux ( Bachaumont ).
Versailles ainsi copie Paris. On l'avait vu après Zaïre , à ce moment où déjà on fut amoureux de l'amour. Le roi prit alors la Mailly (1732). Aujourd'hui ce pauvre roi, ayant traversé tant de choses, pouvait-on bien tenter encore de le refaire amoureux? La Pompadour, en d'autres temps, en eût eu peur. Mais alors, dans cette guerre où chaque jour apportait d'accablants revers, il lui fallait à tout prix continuer, augmenter l'alibi où vivait le roi. Elle laissa faire ses gens, Bertin, Sartines et la police. On chercha au roi sa Julie.
On la trouva en décembre 1760, au moment où le roman, manuscrit encore, courait partout, faisait fureur, avec le plus grand succès. Le roman paraît en janvier. Et elle est enceinte en mars 1761 [8] .
La dame d'une maison de jeu du Palais-Royal, bien avec les gens de police, leur avait dit qu'elle avait leur affaire, sa sœur, une belle personne et la plus belle du monde, fille d'un avocat de Grenoble, neuve et jusque-là bien gardée, mademoiselle de Romans, accomplie de taille et de formes, d'un vrai visage de reine, n'avait qu'un défaut, d'être gigantesque à ne pas passer les portes, un colosse comme on voit au Louvre la Pallas ou la Melpomène. Honteuse de cette taille étrange, elle tâchait de se faire petite, en aplatissant sur sa tête la masse de ses très-longs et admirables cheveux, ne portait que des coiffures basses.
C'était comme une conversion, une purification pour le roi du Parc-aux-Cerfs, d'avoir cette grande innocente, si digne, qu'on ne pouvait la croire qu'un objet de passion. On crut que ce serait bien vu, que cela le referait un peu devant le public. On la menait à grand bruit d'Auteuil, où était sa maison, à Versailles, royalement, dans un carrosse à six chevaux. La géante fut à la mode. On adopta ses coiffures basses, et les naines en portaient aussi. Elle accoucha à Versailles. À Versailles, elle nourrit, fidèle à la leçon d'Émile. L'enfant était à son image, d'une extraordinaire beauté. Cela gonflait la jeune mère. Et cela aussi la perdit. Nulle autre que la Pompadour n'avait intérêt à la perdre. Ce fut elle certainement (quoi qu'en dise la Hausset) qui fit croire au roi que cette fille le compromettait, le donnait en spectacle. Mais qui avait commencé? qui avait permis qu'elle vînt à Versailles à six chevaux? Qui aurait osé cela sans l'aveu de la Pompadour?
Le Roi était si mort de cœur, si froid, qu'il n'objecta rien, laissa faire ce qu'on voulait. Fin effroyable du roman! Julie ne fut pas noyée, comme dans la Nouvelle Héloïse , mais on lui vola son enfant. Ses pleurs, ses rugissements ne servirent. Elle eut beau chercher, se désespérer quinze années. Elle ne le trouva que bien tard sous Louis XVI. Il s'appelle l'abbé de Bourbon. [Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE VI.
PACTE DE FAMILLE. — RÈGNE DU PARLEMENT. — JÉSUITES CONDAMNÉS.
1761-1762.
Homme d'esprit, homme de cour, connaissant la France à merveille, Choiseul, à chaque sottise, trouvait un mot noble et fier qui plaisait, le relevait. Mieux que la sotte Pompadour, il sentait tout le péril de rester à découvert dans la trahison d'Autriche. En 1761, le public criait. Choiseul crie aussi, dit que l'Autriche mollit, ne nous appuie pas assez, se plaint, menace, et donne encore une armée à Marie-Thérèse.
En même temps il éblouit et le public et Versailles d'un fait de grande apparence. Avec l'agilité brillante d'un acrobate accompli qui saute d'une corde à l'autre, il se raccroche vivement à celle qui tient au cœur du Roi. Louis XV, toute sa vie, avait été Espagnol. Choiseulse fait Espagnol, prépare et publie, en août 1761, le fameux Pacte de famille.
Superbe tour de voltige qui le maintenait au pouvoir.
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