Histoire De France 1758-1789, Volume 19
était fort ménagé. Il frémit de ce danger. À l'envoi de la pièce, il dit:«Je n'accepte pas cet horrible présent.» Là il montra un grand sens. Avec cette adoption fatale des esprits rétrogrades, avec les tendances mystiques manifestées par la Julie , avec telles lettres aux dévotes (à madame de Créqui) où il leur envie leur bonheur,—il allait se précipiter, presque sans s'en apercevoir, et se réveiller un matin coryphée du parti dévot. Il eût été pour un jour adoré puis méprisé. Il eût eu le sort de Gilbert.
Il s'arrêta court brusquement. Il comprit que le grand succès était dans l'inconséquence, et juste entre les deux partis. De là le caractère propre à l' Émile , tout contradictoire, et qui n'en réussit que mieux. Il veut qu'on suive la Nature , que l'on revienne à la Nature . Mais en même temps il admet l' Anti -Nature, le miracle: «La mort de Jésus est d'un Dieu.»
Les deux partis eurent donc de quoi être satisfaits? Point du tout. À droite, à gauche, les prêtres catholiques et protestants le tiraient. Là, il est curieux de voir l'innocence des jeunes ministres, qui voudraient que décidément il se déclarât protestant. Un sûr moyen de s'enterrer et d'avoir contre soi la France. Il les écarte doucement (V. lettres à M. Vernes). Il reste au milieu bâtard qui convient mieux à la foule, mi-raisonneur, mi-chrétien.
Mais qu'est-il au fond? chrétien. En discutant tels miracles qu'a faits ou n'a pas faits Jésus, il garde le grand miracle: l'Évangile envisagé comme morale absolue , règle unique et loi divine. Contre le vrai credo du siècle (le but de l'homme est l'action, la raisonlibre et active), il ramène l'ancien credo de rêverie, d'inaction.
Avec tout cet étalage de logique et de syllogismes, malgré ce grand mouvement d'idées suscité par ses livres, ce raisonneur des raisonneurs, que fonde-t-il en réalité, que commence-t-il sérieusement? deux choses qui, peu à peu, iront énervant le monde: le roman, la rêverie.
Le règne de la rêverie. Après le Rousseau raisonneur qui argumente et discute, vient le Rousseau non raisonneur, charmant, mais si mou, l'aimable auteur de Paul et Virginie .
Puis un grotesque Rousseau, barbaro-breton, dans l'effort, l'entorse, qui pourtant par René dure et toujours durera. Puis tant d'autres, pleureurs, malades, mélancoliques, égoïstes, qui vont se pleurant eux-mêmes, cherchant l'oubli, descendant la pente du narcotisme.
Cette pente a ses degrés. C'est le roman, c'est le tabac. Plus tard, ce sera l'opium, chemin sûr et abrégé aux rêveries de l'autre rivage.
Jusqu'à Rousseau point de roman. Du moins, point de roman qui règne. Ni Manon, ni Marianne, ni Paméla, ni Clarisse, ne faisaient de révolution; on admirait, c'était tout. Mais sous la Nouvelle Héloïse , on est dompté, entraîné; on copie, on obéit. Dès lors, le roman est roi. Voici son avénement. La patrie est secondaire, la religion secondaire. L'âme individuelle est tout. Chaque maladie de cette âme, finement analysée, regardée au microscope, grossie, admirée, fomentée, deviendra un mal favori que chacun choiera en soi.Tous, à partir de ce moment, nous irons caressant nos plaies pour les irriter davantage.
Il serait dur et injuste pourtant de ne pas reconnaître ce qu'eut de noble et de beau l'apparition de la Julie , cette résurrection du cœur, cette réhabilitation de l'amour. L' Émile , qui, après la Julie , sembla un livre ennuyeux (madame de Luxembourg même n'en soutenait pas la lecture), l' Émile eut une très-belle et attendrissante influence dans les pages aux jeunes mères sur leur devoir d'allaitement. Elles furent touchées au cœur, ramenées aux pauvres petits; elles trouvèrent ce devoir non doux seulement, mais gracieux. Quoi de plus charmant qu'une femme qui a au sein un bel enfant? Délicates et poitrinaires, sans lait, elles voulaient allaiter. Ne perdant rien des plaisirs, des soupers, des nuits de fatigue, elles n'allaitaient pas moins. L'infortuné nourrisson, forcé de suivre les bals, tétait en vain la danseuse, rouge, échauffée et tarie.
Une conversion si brusque à la nature, à l'amour, eut plus d'un effet comique. Les femmes devinrent tout à coup extraordinairement sensibles. Madame de Luxembourg, qui venait de faire mourir sa belle-fille à petit feu, se trouva désormais si tendre, qu'aux persécutions de Rousseau elle se déclara malade (V. Madame Du Deffand ). Tous devenant amoureux,
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