Histoire des colonisations: Des conquetes aux independances, XIIIe-XXe siecle
historique »
ISBN 978-2-02-124479-3
( ISBN 2-02-018381-1, 1 re publication)
© Éditions du Seuil, septembre 1994
Cet ouvrage a été numérisé en partenariat avec le Centre National du Livre.
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo .
A la mémoire de Jean Cohen
avec qui, à Oran, aux temps de Fraternité algérienne (1954-1956),
nous nous interrogions sur le destin des colonisations.
A l’ami
qui de la politique passa à la poétique, auteur, en 1966, d’un chef-d’œuvre, Structure du langage poétique .
Ouverture
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Du temps des colonies, on présentait la vie en rose… Certes, le colon y travaillait dur : avant de partir, persécuté dans son propre pays, il était venu s’installer là où Dieu l’avait conduit ; il entendait y cultiver la terre, croître, s’y multiplier. Mais « il lui avait fallu se défendre contre les agresseurs, rebelles et autres salopards ». Qu’elle avait été grande sa gloire, et méritoire la souffrance d’être un conquérant !
Aujourd’hui, le ton a changé ; la mauvaise conscience a pris la relève. Cantonné à l’extrême gauche en France, chez les anciens libéraux outre-Manche, l’anticolonialisme occupe désormais tous les gradins. Peu de fausses notes. Devant le tribunal de l’Histoire passent en jugement, chacun leur tour, les horribles forfaits de la traite, le bilan tragique du travail forcé, que sais-je ? Bilan de la présence française ou hollandaise, ou anglaise, il n’est pas une orange qui ne fût souillée, une olive surie.
Ainsi, pour une ultime exigence d’orgueil, la mémoire historique européenne s’est assuré un dernier privilège, celui de parler en noir de ses propres méfaits, de les évaluer elle-même, avec une intransigeance inégalée.
Pourtant, cette audace fait problème. Lorsque la tradition anticolonialiste affirme que, s’il n’y eut pas de pousse-pousse à l’Exposition de 1931, ce fut « grâce » à l’action de la Ligue des droits de l’homme , je m’interroge. Quelques années plus tôt, à la Foire de Marseille, les Annamites n’avaient-ils pas fait le serment de ne pas y jouer les coolies « et que, si on les y obligeait, ils flanqueraient le feu au Parc des Expositions » ?
Bref, ces Annamites, ces Noirs, ces Arabes, ils ont jouéun rôle aussi. Il convient de leur donner la parole, car, s’ils se souviennent des forfaits qu’on a dits, ils se rappellent aussi avec émotion leur instituteur et leur toubib, la malaria et les Pères Blancs. Car la colonisation, ce fut cela aussi. De même la lutte pour l’indépendance ne fut pas seulement une « décolonisation ».
Traditionnellement, en effet, les histoires de la colonisation expriment les différents points de vue de la métropole. Comme l’estimait déjà Frantz Fanon, « parce qu’elle est le prolongement de cette métropole, l’Histoire que le colon a écrite n’est pas celle du pays dépouillé mais l’Histoire de sa propre nation ».
Or, nous voudrions adopter ici un dispositif différent.
D’abord, il semble nécessaire, en effet, de prendre en compte le passé de ces sociétés, car le rapport entre colonisateurs et colonisés en a largement dépendu. On ne juge plus, aujourd’hui, comme on le faisait hier, que ces peuples n’ont pas eu d’Histoire ; on ne parle plus de « siècles obscurs », mais plutôt de « siècles opaques » (Lucette Valensi), parce que inintelligibles à ceux qui entraient en rapport avec eux.
Ces peuples n’étaient pas semblables, uniformes sous prétexte qu’ils n’étaient pas encore colonisés ; et, s’il est vrai qu’une colonisation a pu différer de l’autre, la réponse des sociétés conquises a varié aussi en relation avec leur passé et leur identité propre.
De plus, on comprendrait mal pourquoi l’analyse historique reprendrait à son compte une vision du passé qui européanise le phénomène colonial. Certes, pendant cinq siècles, les Européens l’ont bien incarné et ont ainsi scellé l’unification du monde. Mais d’autres colonisations ont également contribué à façonner l’image actuelle de la planète.
Avant l’Europe, il y eut la colonisation des Grecs et des Romains, bien sûr, mais celle des Arabes et des Turcs aussi, qui ont conquis les pourtours de la Méditerranée, une partie de l’Afrique noire et de l’Asie occidentale, jusqu’à l’Inde, qui, elle-même, au début de notre ère, avait colonisé
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