Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte
Chapitre 1
Je vous ai raconté notre campagne de Vendée,
ce que les Vendéens eux-mêmes appellent la grande guerre. Nous
avions exterminé la mauvaise race sur les deux rives de la Loire,
mais les trois quarts d’entre nous avaient laissé leurs os en
route. Tout ce qu’on a vu depuis n’est rien auprès d’un acharnement
pareil.
Le restant des Vendéens, après l’affaire de
Savenay, s’était sauvé dans les marais de long de la côte, où le
dernier de leurs chefs, le fameux Charette, tenait encore. Cette
espèce de finaud ne voulait pas livrer de batailles rangées ;
il pillait, autour de ses marais, les fermes et les villages,
emmenant bœufs, vaches, foin, paille, tout ce qu’il pouvait
happer ; les malheureux paysans, réduits à n’avoir ni feu, ni
lieu, finissaient toujours par le rejoindre, et la guerre civile
continuait.
La 18 e demi-brigade et les autres
troupes cantonnées aux environ de Nantes, d’Ancenis et d’Angers,
fournissaient de forts détachements, pour tâcher d’entourer et de
prendre ce chef de bandes ; mais à l’approche de nos colonnes
il se retirait précipitamment, et d’aller le suivre à travers les
saules, les joncs, les aunes et autres plantations touffues, où les
Vendéens nous attendaient en embuscade, on pense bien que nous
n’étions pas si bêtes : ils nous auraient tous détruits en
détail.
Voilà notre existence aux mois de janvier et
février 1794. Et maintenant je vais marcher plus vite ; je me
fais vieux, j’ai encore plusieurs années à vous raconter jusqu’à la
fin de notre république, et je ne veux rien oublier, surtout de ce
que j’ai vu moi-même.
C’est dans une de nos expéditions contre
Charette que je retombai malade. Il pleuvait tous les jours ;
nous couchions dans l’eau ; les Vendéens coupaient souvent nos
convois, nous manquions de tout ; mes crachements de sang, par
la souffrance, les privations, les marches forcées, recommencèrent
plus fort ; il fallut m’envoyer à Nantes, avec un convoi de
blessés.
À Nantes, le médecin en chef ne me donna pas
seulement quinze jours à vivre ; les blessés du combat de
Colombin encombraient les salles, les escaliers, les
corridors ; je demandai à retourner au pays.
– Tu veux revoir ton pays, mon
garçon ? me dit le major en riant ; c’est bon, ton congé
va bientôt venir !
Et huit ou dix jours après il m’apportait déjà
mon congé définitif, comme hors de service ; un autre avait de
la place dans mon lit.
Il s’est passé depuis des années et des
années, le major qui m’avait condamné n’a plus mal aux dents, j’en
suis sûr, et moi je suis toujours là ! Que cela serve de leçon
aux malades et aux vieillards que les médecins condamnent ;
ils vivront peut-être plus longtemps qu’eux ; je ne suis pas
le seul qui puisse leur servir d’exemple.
Enfin, ayant mon congé dans ma poche, et cent
livres en assignats, que Marguerite m’avait envoyés bien vite, en
apprenant par mes lettres que j’étais malade à l’hôpital de Nantes,
je ramassai mon courage et je pris le chemin du pays. C’était en
mars, au temps de la plus grande terreur et de la plus effrayante
famine. Il ne faut pas croire que le temps était mauvais ; au
contraire, l’année se présentait bien, tout verdissait et
fleurissait, les poiriers, les pruniers, les abricotiers étaient
déjà blancs et roses avant la fin d’avril. On aurait béni
l’Éternel, s’il avait été possible de rentrer la moitié des
récoltes qu’on voyait en herbe ; mais elles étaient encore
sous terre, il fallait attendre des semaines et des mois pour les
avoir.
Je pourrais vous peindre tout le long de la
Loire les villages abandonnés, les églises fermées, les files de
prisonniers qu’on emmenait ; l’épouvante des gens qui
n’osaient vous regarder ; les commissaires civils, avec leur
écharpe et leurs hommes, le dénonciateur derrière, en train de
faire la visite ; les gendarmes et même les citoyens qui vous
demandaient votre feuille de route à chaque pas.
Les hébertistes, qui voulaient abolir l’Être
suprême, venaient d’être guillotinés ; on cherchait de tous
les côtés leurs complices, et naturellement plus d’un frémissait
car on ne voulait plus d’ivrognes, plus de débauchés, plus d’êtres
éhontés qui renient la justice et l’humanité ; on ne parlait
plus que de Robespierre et du règne de la vertu.
Moi je me traînais d’étape en étape, tout
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