Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte
les autres. Et ce n’était pas
sans cause : les trahisons avaient donné le branle ; la
disette poussait les misérables à chercher de quoi vivre, ils
dénonçaient les gens, pour avoir la prime ! Un mal avait amené
l’autre ; nous étions en pleine terreur, et cette terreur
épouvantable venait des Lafayette, des Dumouriez, de tous ceux qui,
dans le temps, avaient livré nos places, essayé d’entraîner leurs
armées contre la nation et porté les paysans à détruire la
république. Les grands maux font les grands remèdes, il ne faut pas
s’en étonner.
Une fois hors des griffes du commissaire, en
remontant la vieille rue sombre, je finis par trouver une de ces
auberges où les mendiants et les pauvres diables de mon espèce
logeaient à quelques sous la nuit. C’est ce qu’il me fallait ;
car avec mon vieux sac, mon vieux chapeau, mes pauvres habits de
Vendée, tout usés, déchirés et rapiécés, on n’aurait pas voulu me
recevoir ailleurs. J’entrai donc dans ce cabaret borgne, et la
vieille qui se trouvait derrière le comptoir, au milieu d’un tas de
sans-culottes qui buvaient, fumaient et jouaient aux cartes, cette
vieille comprit tout de suite ce que je voulais. Elle me conduisit
en haut de sa baraque, moyennant une corde qui servait de
rampe ; il fallut payer d’avance, et puis m’étendre sur une
paillasse, d’où les puces, les punaises et autres vermines me
chassèrent bientôt. Je m’étendis alors sur le plancher, la tête sur
mon sac, comme en plein champ ; et, malgré les mauvaises
odeurs, les cris d’ivrognes, le passage des rondes en bas dans la
rue ; malgré le manque d’air dans ce recoin, sous les tuiles,
et les jurements abominables de ceux qui trébuchaient dans
l’escalier, je dormis jusqu’au matin.
L’idée que Danton, Camille Desmoulins,
Westermann et les meilleurs patriotes étaient morts ; que
leurs têtes coupées reposaient l’une sur l’autre avec leurs corps,
dans le sang, me réveilla bien deux ou trois fois ; mon cœur
se serrait ; je bénissais le ciel de savoir Chauvel en mission
à l’armée, et je me rendormais à force de fatigue.
Le lendemain d’assez bonne heure, je
descendis ; j’aurais pu m’en aller tout de suite, ma dépense
était payée, mais autant rester là, puisqu’on y mangeait à bon
marché. Je m’assis donc tout seul, et je déjeunai tranquillement
avec un morceau de pain, du fromage, un demi-litre de vin. Cela me
coûta deux livres dix sous en assignats ; il me restait
soixante-quinze livres.
Je voulais voir la Convention nationale avant
de retourner au pays. Depuis trois mois que nous avions couru le
Bocage et le Marais, nous ne connaissions plus les nouvelles ;
les fédérés parisiens avaient presque tous péri ; eux seuls
s’inquiétaient des grandes batailles de la Convention, des Jacobins
et des Cordeliers ; après eux on n’avait plus songé qu’au
service. La mort de Danton, de Camille Desmoulins et de tous ces
patriotes qui les premiers avaient soutenu la république, me
paraissait quelque chose de terrible ; il fallait donc que les
royalistes eussent pris le dessus ! voilà les idées qui me
passaient par la tête ; et sur les huit heures, ayant payé ce
que je devais à la vieille, je laissai chez elle mon sac, en la
prévenant que je reviendrais le prendre.
Tout ce que Marguerite m’avait écrit autrefois
sur Paris, sur les cris des marchands, les files de malheureux à la
porte des boulangeries, les disputes au marché pour s’arracher ce
que les campagnards apportaient, je le vis alors, et c’était devenu
pire. On chantait de nouvelles chansons ; on criait partout
les journaux qui parlaient de la mort des corrompus.
Je me souviens avoir traversé d’abord une
grande cour plantée de vieux arbres, – le palais du ci-devant duc
d’Orléans, – et d’avoir vu beaucoup de gens assis dehors, en train
de boire et de lire les gazettes ; ils riaient, ils se
saluaient comme si rien ne s’était passé. Plus loin, sur l’enseigne
d’une salle en plein air, qui me rappela celle que Chauvel avait
établie chez nous pour la commodité des patriotes, ayant lu :
« Cabinet de lecture », j’entrai hardiment et je m’assis
parmi des quantités de citoyens, qui ne tournèrent pas même la
tête ; là je lus le
Moniteur
tout entier, et d’autres
gazettes racontant le procès des dantonistes, ce qui ne me coûta
que deux sous.
Le Comité de salut public avait fait arrêter
les
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