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Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte

Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte

Titel: Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erckmann-Chatrian
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s’y trouvait, lui, les mains
attachées sur le dos, tout sombre et la tête penchée.
    La même abomination de cris, de chants et
d’éclats de rire suivait ces deux dernières voitures.
    Ce n’est pas l’idée de la mort qui peut faire
trembler de pareils hommes, mais la colère de voir l’ingratitude du
peuple, qui les laisse insulter et traîner à la guillotine par des
mouchards. Ces mouchards ont sali notre révolution ; ils se
disaient sans-culottes et vivaient à leur aise dans la police,
pendant que le peuple, ouvriers et paysans, souffrait toutes les
misères ; ils restaient à Paris pour souffleter les victimes,
pendant que nous autres, par centaines de mille, nous défendions la
patrie et versions notre sang à la frontière.
    Enfin je partis de là dans l’épouvante. Je
voyais déjà notre république perdue, cette manière de se
guillotiner les uns les autres ne pouvait pas durer
longtemps ; ce n’est pas en coupant le cou aux gens qu’on
prouve au peuple qu’ils avaient tort.
    À quelques cents pas plus loin, je finis par
trouver la maison où demeurait Chauvel. Il faisait nuit. J’entrai
dans la petite allée sombre ; en bas, à gauche, demeurait un
tailleur, au fond d’une niche que sa table remplissait tout
entière. C’était un vieux, le nez rouge jusqu’aux oreilles. Je lui
demandai le représentant du peuple Chauvel. Aussitôt cet homme,
avec de grosses besicles, me regarda des pieds à la tête ;
ensuite il décroisa ses jambes cagneuses et me dit :
    – Attends, citoyen, je vais le
chercher.
    Il sortit, et cinq ou six minutes après, il
revenait, amenant un gros homme court, le chapeau retroussé, une
grosse cocarde devant, et l’écharpe tricolore autour du ventre.
Deux ou trois sans-culottes le suivaient.
    – Tenez, le voilà, dit le tailleur, c’est
lui qui demande Chauvel.
    L’autre, un commissaire civil sans doute,
commença par me demander qui j’étais, d’où je venais. Je lui
répondis que Chauvel le saurait bien.
    – Au nom de la loi, me cria cet homme, je
te demande tes papiers !… Vas-tu te dépêcher, oui ou
non ?
    Les sans-culottes alors entrèrent dans la
niche. Je ne pouvais plus me remuer ; de tous les côtés dans
la petite allée, j’entendais des gens marcher, descendre des
escaliers, et je voyais cette espèce me regarder dans l’ombre avec
des yeux de rats ; c’est pourquoi tout pâle de colère, je
jetai ma feuille de route et mon congé sur la table. Le commissaire
les prit et les mit dans sa poche en me disant :
    – Arrive ! – Et vous autres,
attention, qu’on ouvre l’œil !
    Le tailleur paraissait content ; il
croyait déjà tenir la prime de cinquante livres : j’aurais
voulu l’étrangler.
    Il fallut sortir. Cinquante pas plus loin,
dans une grande salle carrée où des citoyens montaient la garde, on
examina mes papiers.
    Quant à vous dire toutes les questions que me
fit le commissaire sur mon engagement, sur ma route, sur mon
changement de direction et la manière dont j’avais connu Chauvel,
c’est impossible depuis le temps. Cela dura plus d’une demi-heure.
À la fin il reconnut pourtant que mes papiers étaient en règle et
me dit, en posant dessus son cachet, que Chauvel était en mission à
l’armée des Alpes. Alors la colère me prit ; je lui
criai :
    – Ne pouviez-vous pas me dire cela tout
de suite ? tas de…
    Mais je retins ma langue ; et le
commissaire, me regardant d’un air de mépris, s’écria :
    –Tout de suite ! Il fallait te dire cela
tout de suite ! Ah ça ! dis donc, imbécile, est-ce que tu
crois que la république raconte ses secrets au premier venu ?
Est-ce que tu ne pouvais pas être un espion de Cobourg ou de
Pitt ? Est-ce que tu portes ton certificat de civisme peint
sur ta figure ?
    Cet homme paraissait furieux ; s’il avait
fait un signe aux sectionnaires, attentifs autour de nous, avec
leurs piques, j’étais arrêté. J’eus assez de bon sens pour garder
le silence ; et lui, vexé de n’avoir pas fait une bonne prise,
me montra la porte en disant :
    – Tu es libre ; mais tâche de ne pas
être toujours aussi bête, ça te jouerait un mauvais tour.
    Je sortis bien vite et je remontai la rue.
Tous ces sans-culottes me regardaient encore de travers.
    Durant les deux jours que je restai à Paris,
le même spectacle me suivit : partout les gens ne voyaient que
des suspects, le premier venu pouvait vous arrêter ; on
passait sans oser se regarder les uns

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