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Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte

Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte

Titel: Histoire d'un paysan - 1794 à 1795 - Le Citoyen Bonaparte Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Erckmann-Chatrian
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pâle
et maigre, comme un malheureux qui n’a plus que le souffle.
Quelquefois les paysans que je rencontrais, tournant la tête,
avaient l’air de se dire en eux-mêmes :
    « Celui-là n’a pas besoin de s’inquiéter,
il ne fera pas de vieux os ! »
    Dans les environs d’Orléans, l’idée me vint
d’aller voir Chauvel à Paris ; c’était une idée de malade qui
se raccroche à toutes les branches. Je me figurais que les médecins
de Paris en savaient plus que les barbiers, les vétérinaires et les
arracheurs de dents qu’on avait envoyés dans nos bataillons en
92 ; et puis Paris c’était tout : c’est de là que
partaient les décrets, les ordres aux armées, les gazettes et les
grandes nouvelles ; je voulais voir Paris avant de mourir, et
vers le commencement d’avril j’arrivai dans ses environs.
    Quant à vous peindre comme Marguerite et
Chauvel cette grande ville, ce mouvement au loin, ces faubourgs,
ces barrières, ces courriers qui vont et viennent, ces grandes rues
encombrées de monde, ces files de misérables en guenilles, enfin ce
bourdonnement de cris, de voitures, qui monte et descend comme un
orage, vous devez bien comprendre que je n’en suis pas
capable ; d’autant plus que j’ai passé là dans un temps
extraordinaire, seul, malade, sans savoir, au milieu de cette
confusion, ce qu’il fallait regarder, ni même de quel côté je
venais d’entrer et de quel côté j’allais sortir.
    Tout ce qui me revient, c’est que je
descendais une grande rue qui n’en finissait pas, et que cela dura
plus d’une heure ; ceux auxquels je demandais la rue du Bouloi
me répondaient tous :
    – Toujours devant vous !
    Je croyais perdre la tête.
    Il pouvait être cinq heures et la nuit venait,
lorsque, à la fin des fins, au bout de cette rue, en face d’un
vieux pont couvert de grosses guérites en pierres de taille, je vis
la Seine, de vieilles maisons à perte de vue penchées au bord, une
grande église noire sans clocher par-dessus, et d’autres bâtisses
innombrables. Le soleil se couchait justement, tous ces vieux toits
étaient rouges. Comme je regardais cela, me demandant de quel côté
tourner, quelque chose d’épouvantable passa devant moi, quelque
chose d’horrible et qui me fait encore bouillonner mon vieux sang
après tant d’années.
    J’avais déjà passé le pont ; et voilà
qu’au milieu d’une foule de canailles, – qui criaient, dansaient,
roulaient les uns sur les autres, en levant leurs sales casquettes
et leurs bâtons, – voilà qu’entre deux forts piquets de gendarmes à
cheval, s’avancent lentement trois voitures pleines de condamnés.
Dans la première de ces voitures, à longues échelles peintes en
rouge, deux hommes se tenaient debout, en bras de chemise, la
poitrine et le cou nus, les mains liées sur le dos. Tous les autres
condamnés étaient assis sur des bancs à l’intérieur et regardaient
devant eux d’un air d’abattement et les joues longues ; mais
de ces deux-là, l’un, fort, large des épaules, la tête grosse, les
yeux enfoncés et comme remplis de sang, riait en serrant ses
lèvres, on aurait dit un lion entouré de misérables chiens qui
gueulent et s’excitent pour tomber dessus ; il les regardait
d’un air de mépris, ses grosses joues pendantes tremblaient de
dégoût. L’autre plus grand, sec et pâle, voulait parler ; il
bégayait en écumant, l’indignation le possédait.
    Ces choses sont peintes devant moi ; je
les verrai jusqu’à ma dernière heure.
    Et pendant que les chevaux, les sabres, les
échelles rouges et la race abominable s’éloignaient, piaffant,
grinçant et criant : « À mort les corrompus !… À
mort les traîtres !… Ça ira !… Dansons la
carmagnole !… À toi, Camille !… À toi, Danton !…
Ha ! ha ! ha !… Vive le règne de la vertu !
Vive Robespierre ! » pendant que cette espèce de mauvais
rêve s’en allait à travers la foule innombrable, penchée aux
fenêtres, aux balcons, rangée le long de la rivière, voilà que la
deuxième voiture arrive, aussi pleine que la première, et plus loin
la troisième. Je me souvins en même temps que Chauvel était l’ami
de Danton, et je frémis en moi-même ; s’il avait été là,
malgré tout j’aurais tiré mon sabre pour tomber sur la canaille et
me faire tuer, mais je ne le vis pas ; je reconnus seulement
notre général Westermann dans le nombre : le vainqueur de
Châtillon, du Mans, de Savenay. Il

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