Hommage à la Catalogne
infernal, dont les milliers de bâtiments en pierre renvoyaient les échos, continuait sans fin telle une tempête de pluie tropicale, tantôt s’affaiblissant au point qu’on n’entendait plus que de rares coups de feu espacés, et tantôt se ranimant jusqu’à devenir une fusillade assourdissante, mais ne s’arrêtant jamais tant que durait le jour, et à l’aube ponctuellement recommençant.
Que diable se passait-il ? Qui se battait et contre qui ? Et qui avait le dessus ? C’est ce qu’il était bien difficile de découvrir au début. Les habitants de Barcelone ont tellement l’habitude des combats de rues, et connaissent si bien la topographie locale, qu’ils savent par une sorte d’instinct quel parti politique occupera telle et telle rue et tel et tel immeuble. Mais un étranger, trop désavantagé, s’y perd. En regardant de l’observatoire, je me rendais compte que les Ramblas, avenue qui est l’une des principales artères de la ville, constituaient une ligne de démarcation. À droite de cette ligne, les quartiers ouvriers étaient unanimement anarchistes ; à gauche, un combat confus était en train de se livrer dans les ruelles tortueuses, mais sur cette partie de la ville le P.S.U.C. et les gardes civils avaient plus ou moins la haute main. Tout au bout des Ramblas, de notre côté, autour de la place de Catalogne, la situation était si compliquée qu’elle eût été tout à fait inintelligible si chaque bâtiment n’avait pas arboré un pavillon de parti. Le principal point de repère, ici. était l’hôtel Colón, quartier général du P.S.U.C., qui dominait la place de Catalogne. À une fenêtre près de l’avant-dernier O de l’énorme « Hôtel Colón » qui s’étale sur la façade, ils avaient placé une mitrailleuse qui pouvait balayer la place avec une meurtrière efficacité. À cent mètres à notre droite, un peu plus bas sur les Ramblas, les J.S.U., Union des Jeunesses du P.S.U.C. (correspondant à l’Union des Jeunesses communistes en Angleterre), occupaient un grand entrepôt dont les fenêtres latérales, protégées par des sacs de terre, faisaient face à notre observatoire. Ils avaient amené le drapeau rouge et hissé le drapeau national catalan. Sur le Central téléphonique, point de départ de toute l’affaire, le drapeau national catalan et le drapeau anarchiste flottaient côte à côte. On avait dû, là, s’arrêter à quelque compromis provisoire, car le Central fonctionnait sans interruption et de ce bâtiment on ne tirait aucun coup de feu.
Dans notre coin, c’était singulièrement calme. Les gardes civils, dans le café Moka, avaient baissé les rideaux de fer et s’étaient fait une barricade en empilant les tables et les chaises du café. Un peu plus tard, une demi-douzaine d’entre eux montèrent sur le toit, en face de nous, et y construisirent avec des matelas une autre barricade, au-dessus de laquelle ils firent flotter un drapeau national catalan. Mais il était visible qu’ils n’avaient aucune envie d’entamer un combat. Kopp avait conclu avec eux un accord précis : s’ils ne tiraient pas sur nous, nous ne tirerions pas sur eux. Il était maintenant devenu tout à fait ami avec eux et avait été plusieurs fois leur rendre visite dans le café Moka. Les gardes civils avaient naturellement fait main basse sur tout ce qu’il y avait dans le café pouvant se boire, et ils firent cadeau à Kopp de quinze bouteilles de bière. En retour, Kopp leur avait bel et bien donné un de nos fusils pour en remplacer un qu’ils avaient, ils ne savaient comment, perdu la veille. N’empêche que l’on éprouvait tout de même une drôle d’impression à être assis sur ce toit. Tantôt j’en avais tout bonnement par-dessus la tête de toute cette histoire, je ne prêtais aucune attention au vacarme infernal et passais des heures à lire une collection de livres des Éditions Penguin que, par bonheur, j’avais achetés quelques jours auparavant ; tantôt j’avais pleinement conscience de la présence, à cinquante mètres de moi, d’hommes armés qui m’épiaient. C’était un peu comme si j’avais été à nouveau dans les tranchées. Plusieurs fois je me surpris à dire, par la force de l’habitude, les « fascistes », en parlant des gardes civils. En général, nous étions six environ, là-haut. Deux hommes étaient placés de garde dans chacune des deux tours de l’observatoire, tandis que les autres restaient assis
Weitere Kostenlose Bücher