Il neigeait
cadeau du Tsar à
l’époque où les deux souverains s’estimaient, le Russe avec curiosité, le Corse
avec fierté. Au premier rang derrière la ligne des lanciers, d’Herbigny fixait
du regard son héros ; les mains dans le dos, la physionomie terreuse,
empâté, l’Empereur semblait aussi carré que haut, à cause des manches très
larges aux entournures de sa redingote grise, qu’il pouvait ainsi enfiler sur
son uniforme de colonel sans ôter les épaulettes. Napoléon éternua, renifla,
s’essuya le nez et sortit d’une poche la lorgnette de théâtre qui ne le
quittait plus, car sa vue commençait à lui manquer. Quelques généraux et les
mamelouks avaient mis pied à terre et l’entouraient. Carte dépliée à la main,
Caulaincourt détaillait Moscou ; il montrait la citadelle du Kremlin
disposée en triangle sur une éminence, ses murailles byzantines flanquées de
tourelles au bord du fleuve. Il montrait les cinq enceintes qui limitaient les
quartiers, il donnait des noms aux églises, désignait les entrepôts.
L’armée entière s’impatientait.
Chacun s’empêchait de respirer pour ne pas troubler un
silence devenu inquiétant. Rien, on n’entendait rien, à peine le vent, pas un
oiseau, aucun aboiement, aucun écho de voix ni de pas, aucun claquement de
sabots, les roues des charrois ne grinçaient pas sur le pavé de Moscou, on ne
percevait rien du bourdonnement habituel d’une cité considérable. Le major
général Berthier, l’œil dans sa lunette d’approche, scrutait les murailles, le
débouché des rues désertes, les rives de la Moskova où des barges étaient à
l’amarre.
— Sire, dit-il, on dirait qu’il n’y a personne…
— Vos bons amis se sont envolés ? gronda
l’Empereur à Caulaincourt qu’il traitait avec méchanceté depuis son retour
d’ambassade, à Pétersbourg, car cet aristocrate de vieille souche avait
apprécié le Tsar.
— Les troupes de Koutouzov se sont portées au-delà,
répondit le grand écuyer d’un ton morne, le chapeau sous le bras.
— Ce gros superstitieux de Koutouzov refuse la
bataille ? Nous l’avons donc bien saigné près de Borodino !
Les officiers de l’état-major se regardèrent sans broncher.
À Borodino ils avaient perdu trop d’hommes dans un épouvantable corps à corps,
et quarante-huit généraux dont le frère de Caulaincourt. Ce dernier baissa le
menton dans l’entortillement de sa cravate : il avait un visage lisse, le
nez droit, des cheveux bruns coupés court et des favoris en côtelettes ;
duc de Vicence, s’il possédait la prestance d’un maître d’hôtel il n’en avait
pas la servilité ; au contraire de la plupart des ducs et maréchaux, il
n’avait jamais caché qu’il désapprouvait cette invasion. Dès le début, dès le
Niémen, il le répétait en vain à l’Empereur : jamais le tsar Alexandre ne
céderait aux menaces. Les faits lui avaient donné raison. Les villes
flambaient, on s’emparait de ruines. Les Russes se dérobaient en ravageant leur
pays. Quelquefois un parti de cosaques lançait une attaque ; ils
tourbillonnaient, frappaient un escadron en maraude, s’évanouissaient. Souvent,
le soir, on distinguait des Russes au bivouac, on se préparait, on veillait,
mais à l’aube ils avaient déguerpi. On connut des combats brefs et sanglants,
mais pas d’Austerlitz, pas de Friedland, pas de Wagram. À Smolensk, l’ennemi
avait résisté le temps de tuer vingt mille hommes et d’incendier la ville ;
près de Borodino enfin, quelques jours plus tôt, on avait laissé
quatre-vingt-dix mille morts et blessés des deux camps sur un terrain défoncé
par les obus. Les Russes avaient pu se retirer vers Moscou, où, à première vue,
ils n’étaient pas ou plus. Au bout d’une demi-heure d’immobilité, Napoléon se
tourna vers Berthier :
— Donnez l’ordre.
Les artilleurs bleu ciel de la Vieille Garde guettaient le
signal pour allumer la mèche ; ils tirèrent le coup de canon qui déclencha
la ruée. Il s’agissait de rameuter les troupes éparses. Des cavaliers montaient
en selle, des escadrons se reformaient, les fantassins se rangeaient en
bataillons et les tambours battaient. Revigoré par son Empereur si proche,
d’Herbigny n’entendait pas rester à la traîne avec les bagages. « J’y
vais ! dit-il à son domestique. Tu me retrouves ce soir au campement de la
Garde. » Paulin prit un air affolé mais le capitaine ajouta, pour le
rassurer, une
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