Il neigeait
Les
récoltes ? brûlées. Les troupeaux ? emmenés. Les moulins ?
détruits. Les magasins ? dévastés. Les maisons ? vides. Cinq ans plus
tôt, lorsque Napoléon conduisait la guerre en Pologne, d’Herbigny avait déjà vu
les paysans déserter leurs fermes pour se réfugier au cœur des forêts avec
leurs animaux et leurs provisions ; les uns cachaient des pommes de terre
sous le carrelage, les autres enfouissaient de la farine, du riz, du lard fumé
sous les sapins, ils accrochaient des boîtes pleines de viande séchée aux plus
hautes branches. Eh bien cela recommençait en pire.
Les chevaux rongeaient le bois des mangeoires, broutaient le
chaume des paillasses, l’herbe mouillée : il en mourut dix mille avant
même qu’on ait aperçu l’ombre d’un Russe. La famine régnait. Les soldats se
remplissaient l’estomac d’une bouillie de seigle froide, ils avalaient des
baies de genièvre ; ils se battaient pour boire l’eau des bourbiers, parce
que les paysans avaient jeté au fond de leurs puits des charognes ou du fumier.
Il y eut de très nombreux cas de dysenterie, la moitié des Bavarois mourut du
typhus avant de combattre. Les cadavres d’hommes et de chevaux se putréfiaient
sur les routes, l’air empuanti qu’on respirait donnait la nausée. D’Herbigny
pestait mais il se savait favorisé : pour la Garde impériale, des
officiers avaient réquisitionné les vivres destinés à d’autres corps
d’armée ; il s’en était suivi des bagarres et pas mal de rancœur envers
les privilégiés.
Tout en cheminant, le capitaine croquait une pomme verte
chipée dans la poche d’un mort. La bouche pleine, il appela son
domestique :
— Paulin !
— Monsieur ? dit l’autre d’une voix expirante.
— Saperlotte ! On n’avance plus ! Qu’est-ce
qui se passe ?
— Ah ça, Monsieur, j’en sais rien.
— Tu ne sais jamais rien !
— Le temps d’accrocher notre âne à votre selle et je
cours m’informer…
— Parce que, en plus, tu me vois tirer un
bourricot ? Âne toi-même ! J’y vais.
Devant, ils entendaient jurer. Le capitaine lança son
trognon de pomme que des bâtards efflanqués se disputèrent en jappant, puis, de
la main gauche, avec un geste noble, il dirigea sa monture minuscule dans
l’embouteillage.
La voiture bâchée d’une cantine, en travers sur la chaussée,
perturbait le flux. Un poulet survivant, ficelé par les pattes au châssis, perdait
ses plumes en se débattant ; une bande de conscrits sales le reluquait
avec des yeux de rôtisseurs. La cantinière et son cocher se lamentaient. L’un
des chevaux de trait s’était effondré d’un coup ; des voltigeurs aux
uniformes déchirés avaient posé leurs armes par terre pour le détacher du
brancard.
D’Herbigny s’approcha. La carcasse était maintenant dételée
mais les soldats, malgré leur nombre et leurs efforts, n’arrivaient pas à la
pousser sur le bas-côté.
— Faudrait deux percherons bien costauds, disait le
cocher.
— Y’en a pas, disait un voltigeur.
— Il suffit d’une corde solide, avança d’Herbigny sur
un ton d’évidence.
— Et après, mon capitaine ? S’ra toujours aussi
pesant, l’animal.
— Foutre non ! Vous l’attachez par les paturons et
vous vous y mettez à dix pour le haler.
— On n’est pas plus valides que les chevaux, répondit
un jeune sergent à la mine pâle.
D’Herbigny se retroussa les moustaches, il se gratta l’aile
du nez, qu’il avait long et fort. Il s’apprêtait à diriger l’opération de
déblaiement quand une immense clameur l’en empêcha. Cela venait de tout là-bas,
vers l’horizon, au virage de la route. La clameur persistait, s’installait,
formidable et soutenue. La horde ralentie par l’accident de la cantine se
figea. Les visages se tournaient ensemble vers le vacarme. Ça ne ressemblait
pas à un bruit de guerre, mais à un chant sorti de milliers de poitrines. Les
cris enflaient en se rapprochant, colportés au long de la colonne, ils
roulaient, se répétaient, se multipliaient, se précisaient.
— Que hurlent ces bougres ? demandait le capitaine
à la cantonade.
— Je le sais, Monsieur, dit Paulin qui avait rejoint
son maître dans la foule.
— Dis-le donc, abruti.
— Ils crient Moscou ! Moscou !
Au tournant de la route monotone, les premiers bataillons avaient
débouché sur le mont du Salut d’où ils découvraient Moscou en contrebas.
C’était une vision
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