Il neigeait
d’Orient à l’extrémité d’une plaine désolante. Chez les
soldats, un silence ébahi succédait à la joie bruyante ; ils contemplaient
cette ville sans mesure qu’arrosaient les boucles d’un fleuve gris. Après avoir
rougi les remparts de brique, le soleil allumait les bulbes dorés d’une
multitude de clochers en bouquets. Ils comptaient les coupoles bleues
constellées d’or, les minarets, les tours pointues, les terrasses des
palais ; l’amas de toits rouge cerise et verts les étonnait, les taches
vives des orangeraies, le fouillis des terrains vagues, la géométrie des
potagers ou des jardins, les pièces d’eau brillantes comme des plaques de
métal. Contre les enceintes crénelées, au-dehors, des faubourgs se succédaient,
villages fermés par un simple épaulement de terre. Beaucoup se rêvaient en
Asie. Des grenadiers qui avaient supporté l’Égypte redoutaient un mirage, que
ne resurgissent comme un souvenir affreux les barbares d’Ibrahim Bey, en cottes
de mailles sous le burnous, avec des houppes de soie noire à leurs lances de
bambou. La plupart, plus neufs, pressentaient une récompense, des Caucasiennes
aux cheveux de paille, de quoi manger et trop boire, dormir dans des draps.
— Quel spectacle, hein, Paulin ? dit le capitaine
d’Herbigny en arrivant à son tour au sommet de la colline. C’est quand même
plus grandiose que Rouen depuis la côte Sainte-Catherine !
— Certainement, Monsieur, répondit le domestique qui
préférait Rouen, son beffroi et la Seine.
Pour son malheur, il était d’une nature fidèle. Il suivait
son maître. Celui-ci lui versait des gages sur les vols habituels que se
permettent les soldats en guerre, et comme les guerres se succédaient, Paulin
arrondissait son magot ; il avait l’espoir d’acheter un atelier de
tailleur, le métier de son père. Lorsque le capitaine était blessé, il le
plaignait en se frottant les mains : près des ambulances on s’abritait
mieux, mais cela ne durait guère, d’Herbigny avait de la santé ; même
manchot ou avec une balle dans le mollet il se rétablissait vite, gardait le
moral puisque sa dévotion à l’Empereur tournait à la religion.
— Quand même, ronchonnait le valet, pourquoi
s’aventurer si loin…
— C’est à cause des Anglais.
— Nous allons combattre les Anglais à Moscou ?
— Je te l’ai chanté cent mille fois !
Le capitaine reprenait sa leçon :
— Les Russes, ils négocient avec les Anglais depuis un
siècle, et les Anglais veulent notre perte.
Le capitaine s’enflammait : les Russes espèrent l’argent
de Londres pour améliorer leurs navires, dominer la Baltique et la mer Noire.
Les Anglais en profitent, pardi ! Ils poussent le Tsar contre Napoléon.
Ils veulent que cesse l’infernal blocus qui les empêche d’écouler leurs
produits sur le continent et les ruine. Quant au Tsar, il voit d’un mauvais œil
Napoléon étendre ses conquêtes. L’Empire colle à ses frontières, les Anglais
lui en montrent le péril, il fléchit, cherche l’incident, nous provoque, et du
coup nous voilà devant Moscou.
Tout cela s’arrêtera-t-il ? Paulin pensait à son
éventuelle boutique, aux étoffes londoniennes qu’il aimerait tailler.
Un escadron de lanciers polonais déboula en rugissant des
ordres qu’ils n’avaient pas besoin de traduire ; maniant leurs hampes garnies
de flammes multicolores, ils repoussaient la masse des curieux pour ménager une
sorte de terre-plein. Comme ils reconnaissaient leurs manteaux blancs et les
shakos évasés en feutre noir de l’escorte impériale, les régiments étagés sur
la colline levèrent leurs coiffes au bout des baïonnettes, saluant par une
ovation folle l’arrivée de Sa Majesté ; d’Herbigny s’époumonait à
l’unisson. Napoléon venait au grand trot, le bras gauche ballant dans le vide,
un bicorne de castor enfoncé sur le front, suivi par son état-major en tenue de
parade, plumes, broderies, larges ceintures à franges, bottes sans poussière et
alezans bien nourris.
Les vivats redoublèrent lorsque le groupe s’arrêta au bord
de la colline pour étudier Moscou. Un bref instant, les yeux bleus de
l’Empereur s’illuminèrent. Il résuma la situation en trois paroles :
— Il était temps.
— Oh oui, sire, murmurait le grand écuyer Caulaincourt,
sautant de son cheval pour aider Napoléon à descendre du sien, Tauris, un
persan à robe argentée qui remuait sa crinière blanche,
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