Il neigeait
phrase qui l’effraya davantage : « J’ai encore la main
gauche pour embrocher ces cochons mongols ! » Il fouetta son espèce
de poney et se perdit dans le mouvement des troupes.
À peine avait-il rejoint la brigade du général
Saint-Sulpice, à laquelle il appartenait, qu’un peu partout, sur les flancs de
la colline, des officiers tournés à demi vers les hommes levèrent leurs sabres
nus. En criant, les cavaliers s’élancèrent alors au galop sur la pente ;
les canons, les caissons suivaient à fond de train en soulevant des nuages de
sable ; voltigeurs et grenadiers descendaient vers la ville au pas de course.
Tous braillaient à pleine gorge, les essieux grinçaient. Ils étaient cent mille
qui dévalaient, ils n’y voyaient plus : la tempête de poussière voilait le
soleil. Cette foule aveuglée s’arrêta devant les barrières des faubourgs. Des
jeunes tombaient sur les genoux d’avoir tant couru, et ils respiraient fort,
poudrés de sable jaune de la tête aux guêtres. Le capitaine d’Herbigny comme
les autres crachait de la terre ; son cheval secouait sa crinière longue
pour la dépoussiérer.
Exaltés par dix minutes de cavalcade, les soldats
redevenaient soucieux. Les Russes ne se montraient toujours pas. Debout, carré
dans ses bottes, le capitaine s’étira ; de sa main valide il ôta son
manteau pour le plier n’importe comment derrière sa selle. D’un côté il voyait
les régiments s’installer à perte de vue dans la plaine, de l’autre il
apercevait les derniers uhlans de Murat franchir la porte de Moscou entre deux
obélisques hauts de quarante pieds.
Dans le faubourg que les dragons avaient atteint, des
chaumières basses aux murs de boue se tassaient contre les isbas de sapin. La
rue qui menait au fleuve et au pont était aussi large que la route de Smolensk
qu’elle prolongeait, une voie poudreuse que n’égayait pas le moindre brin de
verdure, seulement, çà et là, des buissons gris. Le capitaine vérifia son
pistolet, à tout hasard il le glissa dans le ceinturon comme un pirate. Il
avait retrouvé les cavaliers du quatrième escadron qu’il connaissait par leurs
noms et dont il jalousait les chevaux, squelettiques sans doute mais de belle
taille. Comme il louchait avec envie sur la rossinante du dragon Guyonnet,
celui-ci ouvrit de gros yeux :
— C’est quoi, ce carnaval ?
— Hein ?
— Après le pont, mon capitaine…
D’Herbigny fait volte-face. Là-bas, sur la rive droite de la
Moskova, un énergumène agite un trident. C’est un vieillard ficelé dans une
peau de mouton ; il a des cheveux longs et gras, sa barbe blanche mousse
sur sa poitrine et tombe jusqu’à la ceinture. Suivi par Guyonnet, le capitaine
approche. Le vieux moujik, d’un geste, menace de transpercer quiconque
s’aviserait d’entrer en ville. D’Herbigny s’avance encore. Le vagabond tient sa
fourche à deux mains et se précipite sur lui, qui se range. Entraîné par sa
charge, le vieux pique dans le vide. Le capitaine en profite pour lui lancer un
coup de botte et le bascule dans l’eau : le courant est fort, il l’emmène
et le noie.
— Vous voyez, Guyonnet, dit le capitaine, qu’on peut se
battre avec une seule main et un judicieux pied au cul.
En se retournant vers le dragon, d’Herbigny aperçoit
l’Empereur, lèvres pincées, voûté ; il n’a rien manqué de la scène ;
un mamelouk à turban tient son persan par la bride.
Puisqu’il était déjà au seuil de la ville, d’Herbigny reçut
mission de l’arpenter pour en ramener des Moscovites, ou du moins des
informations. Il prit le commandement d’une trentaine de cavaliers de la Garde
impériale qu’il choisit parmi ceux qui montaient des petits chevaux sauvages,
pour ne pas se sentir lui-même en infériorité sur son modèle réduit. De nouveau
important, le capitaine pénétra dans Moscou à la tête de sa colonne, par le
pont de pierre qui enjambait la Moskova, un fleuve qu’il avait imaginé plus
large, plus profond, moins impétueux. La patrouille se retrouva dans de
véritables rues, étroites mais pavées avec les cailloux du fleuve, pierres de
Lydie, madrépores et ammonites de diverses grosseurs où les animaux se
prenaient les sabots. Ils dépassèrent des fontaines, des serres vitrées, des
maisons de bois peintes en vert, jaune, rose, avec des vérandas et des façades ouvrées
comme une dentelle. Puis la rue s’élargit et le décor changea. Ils longeaient
des
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