Il neigeait
— Moi, monsieur, le 20 mars 1811 j’étais à Paris.
C’était un mercredi. Je rasais les murs comme d’habitude…
— Vous aviez la police impériale à vos
trousses ?
— Pas le moins du monde, mais les rues de Paris
étaient encore étroites et sales, les égouts y couraient, les gens vidaient
leurs pots de chambre par les fenêtres, les voitures manquaient à chaque
instant de vous aplatir contre une borne. Soudain, à dix heures du matin
(j’avais consulté ma montre au gousset), je me suis arrêté net.
— En pleine rue ? Malgré les dangers dont vous
me parlez ?
— Les voitures ne roulaient plus, les passants se
taisaient, nous tendions l’oreille.
— Pour entendre quoi ?
— Le canon.
— Nous entrions en guerre ?
— Oh non, le petit canon des Invalides tirait à
blanc.
— Je vois ! Une cérémonie.
— Mieux que cela, beaucoup mieux. Nous comptions les
coups, dix, onze, douze… Au vingt-deuxième coup, dans tous les quartiers de la
capitale, les Parisiens criaient, chantaient, applaudissaient à s’en brûler les
paumes. C’était un garçon. Le trône avait un héritier et l’Empereur un fils.
— Ah bon ? Cela justifiait tant de joie ?
— Oui, parce que cela signifiait la
continuité : si l’Empereur venait à disparaître, une régence tiendrait le
pouvoir, on éviterait de nouveaux désordres, et les désordres, monsieur, nous
en avions trop vécu.
— Pourtant, on m’a expliqué que l’impératrice
Joséphine ne pouvait plus avoir d’enfant…
— Mon pauvre ami ! Napoléon avait divorcé pour
cette raison. Après avoir battu les Autrichiens à Wagram, il avait épousé la
fille de leur monarque, une Habsbourg, la petite-nièce de Marie-Antoinette. Eh
bien, cette princesse royale venait de lui donner un fils blond, rose et
joufflu, nommé roi de Rome dès le berceau.
— Et si ç’avait été une fille ?
— Elle serait devenue reine de Venise, mais…
— Je comprends. Avec un garçon, la dynastie était
assurée et les Français rassurés.
— Voilà. L’Empereur pouvait désormais quitter Paris
avec l’esprit plus libre, achever d’unir l’Europe. Il gouvernait déjà les cent
trente départements d’une France agrandie, il contrôlait l’Allemagne, la
Prusse, la Hollande, l’Autriche de son beau-père, des royaumes et des duchés
qu’il avait contraints à l’alliance.
— Par les armes, une fois de plus.
— Napoléon souhaitait la paix, enfin, il le disait,
mais l’Angleterre s’opposait à la domination française sur le continent.
L’Empereur n’avait pas réussi à envahir cette île, il y avait même perdu sa
flotte à Trafalgar.
— Si je vous suis bien, il espérait neutraliser
l’Angleterre, mais comment ?
— Par le blocus de ses produits. Si les Anglais ne
pouvaient plus écouler de marchandises en Europe, leurs usines fermeraient,
leurs marchands tomberaient en faillite, la disette et le chômage séviraient,
bref, Londres devrait capituler.
— Je saisis le projet, mais dans la réalité ?
— Hélas ! le blocus continental a produit des
effets pervers. S’il embarrassait l’Angleterre, il pénalisait les pays
européens : les denrées se raréfiaient, des manufactures fermaient faute
de ces matières premières qu’apportaient les navires, plus de coton, plus de
sucre, plus de teintures pour les tissus, on était à la merci d’une mauvaise
récolte…
— Et les Européens grondaient.
— Exactement. Surtout les Russes. Le Tsar avait juré
amitié à l’Empereur, mais le rouble baissait, les commerçants se lamentaient.
Vous vous en doutez, les Anglais en ont profité pour intriguer. Ils étaient à
Saint-Pétersbourg, ils retournaient le Tsar en leur faveur : « Ouvrez
les yeux ! lui disaient-ils. Napoléon règne de Naples à la mer du Nord, il
touche maintenant l’Elbe et menace les frontières russes. Où s’arrêtera-t-il ? Et la Pologne ? Ne veut-il pas en faire un royaume aux dépens de
la Russie ? »
— Nous avions encore la Grande Armée…
— À peine ! Les meilleures troupes s’épuisaient depuis des années au Portugal et en Espagne. Elles n’étaient plus
invincibles.
— En résumé, nous courions à la guerre.
— Tout droit. Cela se savait à Paris, à Vienne, à
Berlin, d’autant que le Tsar, en ouvrant ses ports à la contrebande
britannique, avait brisé le blocus. La tension montait, chacun levait
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