Jacques Cartier
et d'autres pays encore... dès 1494 [Voir la Fille des Indiens rouges.]... L'honneur de ma découverte, les Anglais me l'ont volé... mais vous me vengerez, n'est-ce pas ?... je compte sur vous... A boire ! j'ai soif... donnez-moi à boire, je vous prie.
Jacques approcha de ses lèvres la liqueur qui l'avait déjà ranimé.
Le patient avala difficilement une gorgée. Cette potion sembla lui rendre des forces, car il reprit d'une voix plus assurée :
—Oui, vous serez mon vengeur ! Après avoir découvert ce pays et épousé une brave créature qui m'arracha aux mains des Anglais, je m'étais établi avec elle à Dieppe, où j'attendais qu'il plût au roi de m'octroyer la permission de remettre à la mer.
J'attendis plus de dix ans et la permission un vint pas. Ma femme était originaire de cette île. Elle regrettait son pays, se mourait de langueur. Je résolus de la ramener au lieu de sa naissance. Mais j'avais un fils, âgé de quelques mois seulement. Mon père et ma mère désirèrent le conserver près d'eux, à Dieppe ; je le leur laissai. Ma femme et moi nous nous embarquâmes sur un bateau affrété pour la pêche de la morue, et nous abordâmes à l'île, où Constance, mon épouse, avait, par sa famille, des droits souverains sur une tribu d'indigènes... Elle fut reine et je fus roi... Mais les sauvages appréhendaient que nous ne les quittassions de nouveau... Ils nous gardaient à vue... Et jamais, depuis lors, je ne pus entrer en communication avec les navires européens qui venaient, de temps en temps, faire la traite des pelleteries sur nos côtes...
Le blessé se tut un moment et, du regard, indiqua la fiole de spiritueux. Maître Jacques lui en versa quelques gouttes dans la bouche.
—J'achève, dit faiblement le malade, rassemblant un reste de vie ; j'achève mon récit et mes jours aussi... Soyez attentif... Ma femme mourut, en me donnant une fille... Je l'appelai Constance, du nom que sa mère avait reçu au baptême... C'est cette enfant... J'ai voulu m'échapper avec elle, en apprenant qu'il y avait ici un navire pris dans les glaces... Les insulaires m'ont poursuivi... pendant trois jours... Près de m'atteindre, ils m'ont tué... Mais elle est sauvée, elle... N'est-ce pas qu'elle est sauvée ?... Oh !... Mon fils... Si, lui aussi, je le savais sain et sauf ! Mais pas de nouvelles, depuis que je l'ai quitté... Et mes parents étaient vieux, bien vieux... il doit avoir douze ans maintenant...
Un mot... un mot encore... Dieu, prêtez-moi la force pour finir ! On le nomme Olivier... Olivier, entendez-vous ?... Veillez sur lui...et sur elle...Vous y veillerez, dites... C'est un mourant qui vous bénit... Ils portent tous deux le même signe de reconnaissance... un...
—Un ? répéta maître Jacques, vivement impressionné ! et se penchant vers son interlocuteur.
Mais le malheureux avait rendu l'âme.
Sur le soir de cette mémorable journée, le temps se radoucit. Du sud il s'éleva des brises comparativement tièdes. Le lendemain matin, par une de ces brusques révolutions, si communes sous les hautes latitudes, le thermomètre était remonté de plus de vingt degrés. A midi, il marquait 1° au-dessus de zéro. Le ciel était gris, sombre. Il tombait une pluie fine et pénétrante. De longues bandes de canards et autres palmipèdes sillonnaient les airs en tous sens. Sur le navire volaient, en se croisant et poussant des cris aigus, des nuées de noirs corbeaux et de vautours à tête chauve. Par intervalles, l'un de ces oiseaux voraces fondait effrontément sur quelque détritus, rejeté du vaisseau et mis à découvert par le dégel ; il happait le morceau et se renlevait rapidement dans l'espace, en disputant sa proie aux moins audacieux que lui.
Tout à coup, un bruit formidable comme le roulement d'une avalanche du haut des sommets alpestres, ou plutôt comme un tremblement de terre tropical, se fait entendre. L'atmosphère est ébranlée, la mer brise son pont de glace et bondit, mugissante, terrible, blanche de courroux, autour de la goëlette, qui, déjà parée pour cet événement, se balance, maintenant svelte, légère et coquette, avide de reprendre sa course sur l'onde écumeuse.
Si l'on voulait profiter de cette débâcle inespérée et ne pas s'exposer à être de nouveau renfermé dans les banquises en mouvement, que le retour du froid ne tarderait pas à agglomérer une seconde fois en un tout compacte, il fallait appareiller immédiatement.
Aussi, ce
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