Jacques Cartier
présentait.
Un jour, Étienne Noël, qui occupait sur la Petite-Hermine un grade équivalent à celui de garde-marine, créé plus tard par Louis XIV,—un jour, Étienne Noël commanda à Philippe une manoeuvre assez délicate. Dans son empressement pour l'exécuter, le transporté glissa et tomba tout de son long sur le pont. Les témoins de cette scène se mirent à rire. Mais un des co-détenus de Philippe fit mieux : armé d'un faubert, il épongeait le pont qu'on venait de laver. Cet individu avait conçu une inimitié toute particulière contre Philippe. Le voyant étendu, il crut de bonne plaisanterie de lui pousser son faubert dans le visage.
Déjà irrité par les lazzis que sa chute avait provoqués, Philippe saisit le couteau qu'il avait à sa ceinture, et, cédant à un accès de colère-aveugle, il en porta un coup à l'insulteur. Étienne Noël se jeta entre Philippe et sa victime. Sans réflexion, celui-ci leva son couteau sur Étienne. Aussitôt, il fut appréhendé et solidement garrotté.
Le procès du coupable eut lieu à l'instant, en présence des mariniers et des transportés.
La blessure faite par Philippe était légère. Mais il avait menacé d'un couteau son supérieur, terrible devait être le châtiment. Rigoureusement appliquée, la loi le condamnait à mort. Par bonheur, Étienne Noël intercéda pour lui. Et Marc Jalobert consentit à le traiter, non comme un banni criminel, mais comme un matelot.
Quoique, d'après la Coutume, Philippe eût trois repas, c'est-à-dire une journée, pour reconnaître sa faute, il préféra l'avouer immédiatement.
Alors, le capitaine Jalobert, s'étant fait apporter un vieux livre couvert en parchemin, dit, à voix haute :
—Je jure, par les Saints Évangiles, que ce que je vais lire est la loi :
«Le marinier frappant ou levant son arme contre son maître sera attaché avec un couteau bien tranchant au mât du navire par une main, et contraint de la retirer de façon que la moitié en demeure au mât attachée [Jugement d'Oléron.—Histoire de la Marine, par E. Sue.].»
La lecture de cet arrêt fit frémir toute l'assistance. Seul, peut-être, le coupable ne tremblait point.
—Je demande grâce pour lui ! s'écria Étienne, les larmes aux yeux.
—Il faut que la justice ait son cours, répondit froidement Marc Jalobert.
Cependant, il se consulta avec un officier et reprit :
Comme, jusqu'à ce jour, le condamné a donné maintes preuves de son bon vouloir et de sa bonne conduite, et par considération pour la requête de l'offensé, nous ordonnons que Philippe soit seulement fixé par la main au mât avec un couteau, et qu'il retire sa main comme il l'entendra, mais sans arracher le couteau.
Qu'on le lie !
—C'est inutile, dit Philippe, en appliquant le revers de sa main gauche ouverte contre le mât principal.
Toutefois, il était très-pâle. Des gouttes de sueur perlaient à son front.
L'équipe de service tira au sort pour savoir qui serait le bourreau.
Marc Jalobert remit à l'homme désigné un poignard finement affilé.
Celui-ci, frissonnant, comme l'assemblée entière, prit l'arme et s'approcha du coupable.
—Dépêche ! dit Philippe.
L'autre visa et, sans pouvoir s'empêcher de fermer les yeux, cloua, d'un coup sec, la main au mât.
L'arme était entrée en pleine paume. On n'avait pas entendu un cri. Mais, quand l'exécuteur rouvrit ses yeux, ainsi que beaucoup des spectateurs, la main sanglante de Philippe pendait au côté du supplicié. Elle était tranchée entre les métacarpiens et les deux doigts médians.
On donna au patient un lambeau de voile, il en entoura sa blessure et descendit dans le faux-pont où le barbier du navire lui fit un premier pansement.
Le mâle courage témoigné par Philippe en cette circonstance augmenta la considération dont il jouissait déjà parmi les mariniers de la Petite-Hermine et détruisit les injustes préventions de ses co-détenus. Bien plus : ils l'admirèrent. Tacitement ils le reconnurent pour leur chef. La réaction fut tellement spontanée, tellement violente que, le soir de ce jour, ils auraient accablé de mauvais traitements celui qui l'avait injurié, si Philippe ne se fût généreusement interposé.
Sa plaie était cicatrisée quand, le 26 juillet, la Petite-Hermine, accompagnée de l'Émerillon, arriva dans la baie des Châteaux, aujourd'hui détroit de Belle-Isle, séparant l'île de Terreneuve du Labrador.
Dès le 7 de ce mois, Jacques Cartier avait touché à l'île
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